TED
Sauver la planète avec un placebo
Des prédictions optimistes au service de l'économie de marché, 2014
Grâce à la technologie, le meilleur des mondes est-il enfin à portée de la main? Oui, si l’on en croit les clips des conférences TED. Il suffit d’aller sur iTunes, où l’on peut se procurer gratuitement l’application TED qui donne accès à plus de 1.500 vidéos de 15 minutes environ, disponibles avec sous-titrage en 90 langues — de fascinants mini-exposés sur des sujets qui couvrent la technologie, la science, la musique, le design, la politique, la médecine et l’environnement. Parmi les intervenants quelques personnalités — Bill Clinton, Frank Gehry, Milton Glaser, Steve Job, Matthieu Ricard, JR ou David Carson.
Mais les plus nombreux sont des inconnus comme Pranav Mistry, inventeur de SixthSense, un logiciel d’augmentation de la réalité, ou Géraldine Hamilton qui cultive des cellules vivantes dans des puces électroniques. Quel que soit le sujet traité, un évangélisme enjoué semble être de règle. Les présentations sont formatées comme d’éloquents sermons. La lévitation des super-conducteurs, l’éloge de la jalousie, la protection des fonds marins, les dessins animés médicaux, la mécanique des protéines — autant de leçons de choses qui donnent le frisson.
Etranges objets numériques que ces stimulantes homélies.
«Mon but, lorsque j’ai créé les premières TED conférences, n’était pas d’inspirer ou de prêcher,» s’indigne Richard Saul Wurman, l’architecte américain à l’origine du phénomène. «Je voulais organiser des conférences où, contrairement à toutes celles auxquelles j’avais assisté jusqu’alors, on ne s’ennuyait pas!»
Ah, l’ennui. La source de tous nos maux, selon Kierkegard, la maladie de la vie, selon Alfred de Vigny, le seul péché irrémissible, selon Oscar Wilde. Depuis Madame Bovary, l’ennui est une affliction liée à la modernité. De nos jours on se lasse de tout. Le désamour nous guette à tout instant. «L’ennui est le malheur des gens heureux» disait déjà, au 18ème siècle, l’écrivain anglais Horace Walpole.
Richard Saul Wurman est un de ces hommes heureux pour qui l’ennui est insupportable. Il vit à Newport, dans l’état de Rhode Island, dans un petit château qui est la reproduction exacte d’une grande demeure française du 18ème siècle. Deux jardiniers à plein temps, trois labradors blancs, trois piscines, un escalier monumental, 13 chambres et autant de cheminées, des chandeliers un peu partout. A 78 ans, Wurman ne s’embête pas. Depuis qu’il a vendu ses parts de TED à son associé Chris Anderson, en 2002, il ne cesse d’inventer de nouvelles manières de concevoir l’avenir — le sien — et de s’en amuser.
La meilleur manière d’écarter l’ennui, c’est de se distraire. Louis XIV en savait quelque chose. Pour combattre la morosité de ses courtisans, il avait, 250 ans avant Hollywood, fait de Versailles la capitale mondiale des divertissements. «Les distractions adoucissent les mœurs... et ôtent à la vertu je ne sais quelle trempe trop aigre, qui la rend quelquefois moins sociable et par conséquent moins utile», affirmait le Roi Soleil.
En 1984, pour «rendre la vertu moins aigre», et les discours d’experts moins fastidieux, Wurman, pour sa première conférence, eut l’idée d’insérer le mot «Entertainment» entre Technology et Design (TED). Le concept d’entertainment est difficilement traduisible en français. C’est un amalgame entre divertissement, réjouissance et spectacle. Faire de la technologie et du design un spectacle ? Il suffisait d’y penser.
En avance sur son époque (20 ans avant Twitter), Wurman décida de réduire le temps des exposés à leur plus simple expression, entre 10 et 15 minutes. Les intervenants, aussi brillants soient-ils, n’étaient pas autorisés à parler d’eux, seulement de leurs projets. L’accent était sur les réalisations, pas sur les réussites passées.
A cette première conférence, y furent présentés des prototypes qui allaient s’avérer révolutionnaires : le premier Macintosh, les premiers disques compacts de Sony, les premières vidéos en 3D de Lucasfilm, les premières démonstrations de la théorie du chaos de Benoit Mandelbrot, entre autres.
Il a fallu six ans à Wurman pour trouver le financement de sa deuxième conférence, mais à partir de 1990, deux fois par an, il a rassemblé les inventeurs, architectes, et designers dont le travail l’intéressait. Pendant deux jours, les présentations se succédaient à un rythme soutenu devant des décisionnaires et hommes d’affaires qui payaient une fortune pour le privilège d’appartenir à ce club.
Aujourd’hui les conférences recrutent non plus des chercheurs ou des illuminés, comme du temps de Wurman, mais des intervenants du monde entier qui ont tous, semble-t-il, des innovations à dévoiler ou des causes à faire triompher. Les témoignages personnels et les accents de sincérité dont ils font preuve sont le résultat de sessions de coaching supervisées par les équipes de TED. Le plus souvent, la vraie raison de leurs exposés est occultée dans l’euphorie du moment. C’est à peine si on se rend compte qu’ils sont venus vanter un produit, promouvoir une institution ou collecter des fonds.
Aujourd’hui, le E de TED désigne non plus Entertainment mais Economie de marché.
L’idée fait frémir. Les mots «entertainment» et «economy» seraient-ils devenus synonymes? Le succès phénoménal remporté par les conférences TED, dont la version TEDx francophone est l’initiative de Michel Lévy-Provencal, révèle-t-il une tendance vers une assimilation de ces deux concepts?
Une savante mise en scène des prédictions optimistes sur l’avenir n’est-elle pas déjà la base de notre économie de marché?
Signe des temps: Coca-Cola a créé à Paris un Observatoire du Bonheur, «une structure consacrée à l’analyse et la compréhension des représentations du bonheur, sous toutes ses formes.» Le mot «représentations» ne laisse aucun doute. C’est bien de la mise en scène qu’il s’agit. Chaque année, depuis 2010, la firme américaine offre un prix de 15.000 euros à un étudiant en doctorat dont la thèse porte sur ces représentations du bonheur comme enjeu de culture et de société.
«L’heure est venue de se poser des questions sur la viabilité intellectuelle du format des conférences TED,» disait récemment Benjamin Bratton, au cours d’une présentation TED en Californie. Professeur d’art à l’université de San Diego, il a fait scandale en critiquant l’organisation dont il était l’invité. «Si l’on veut sérieusement transformer le monde, il ne faut pas rechigner devant l’effort; il faut se coltiner l’histoire, les maths, la philo, l’économie, les arts, les ambiguïtés et les contradictions» précisa-t-il. Son analyse était catégorique : visionner les clips TED est une perte de temps. C’est prétendre soigner le monde avec un placebo.
Richard Saul Wurman avait été le premier à critiquer la dérive vers l’optimisme de bon aloi que son associé voulait lui imposer. Encore aujourd’hui il se hérisse à l’évocation de la culture de la bonne conscience — celle des âmes charitables qui veulent faire le bien, aider les autres, innover dans le bon sens, améliorer le sort de la planète, et travailler pour un avenir meilleur. Il n’aime pas qu’on lui parle de TED ! Mais il est intarissable sur la nouvelle série de conférences qu’il prépare en ce moment. Son but dans la vie, dit-il, est non pas de trouver des solutions aux problèmes mondiaux mais plutôt de chercher à identifier les bonnes questions.
Projet louable. Mais s’est-il posé la question de savoir si ce que l’on reproche aux exposés TED — leur absence d’esprit critique — n’a pas pour cause une innovation dont il est l’auteur? N’a-t-il pas eu l’arrogance de vouloir édifier sans ennuyer? N’a-t-il pas cru qu’il était possible de divertir pour avertir?