Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Signes prometteurs au festival de Chaumont

Catalogue du festival, mai 2007


Alchimistes du regard, les graphistes ont un talent unique: celui de faire de l’or avec du plomb.

Ah, si le festival de Chaumont n’était qu’un festival international d’affiches, nous aurions beaucoup moins de soucis! Mais voilà, en 2002, il a acquis une double appellation, celle de “Festival d’Affiches et Arts Graphiques”. Depuis, tout doit être repensé.

L’évènement exige de nouveaux modes de concertation et de réflexion. Les affichistes sont-ils des graphistes? Les graphistes sont-ils des artistes? Et les publicistes, que naguère on appelait des affichistes, peuvent-ils, de nos jours, prétendre être des graphistes?

En France on ne plaisante pas avec la nomenclature des différents métiers du graphisme, alors qu’en dehors de l’hexagone on peut se permettre quelques écarts terminologiques sans pour autant compromettre son intégrité artistique et morale. On imagine qu’aux Etats-Unis, par exemple, un graphiste-auteur peut se voir confier des campagnes de publicité pour des produits de grande consommation, tandis qu’un génie du marketing peut se distinguer par sa maîtrise typographique ou sa conscience politique.

Dream on! Vous rêvez! Dans les entreprises américaines, tout comme dans les entreprises françaises, on regarde les graphistes de travers. Des chefs de produit aux directeurs de la communication, les commanditaires considèrent que les graphistes sont des gens dont la caractéristique principale est de leur coûter cher.

Si bien que, pour décrire leur activité professionnelle, les graphistes aux USA inventent des formules alambiquées: on se dit “architecte de l’information”, “faiseur d’images”, “solutionneur de problèmes”, ou, comme cette amie graphiste qui fait du packaging, “spécialiste de l’effervescence des marques.”

Le coupable, c’est le mot “graphic.” Utilisez-le comme adjectif, et personne ne sait plus ce que vous voulez dire. Graphic arts? Graphic design? Graphic novels? Pourtant c’est un mot simple, qui sonne bien, et qui, de plus, veut dire “clair et précis.”

Et bien non! Le mot dérange. D’autant plus qu’il est le suffixe de l’adjectif “pornographic”, dont il est curieusement devenu le synonyme aux Etats Unis. En effet, dans le langage courant, quand on dit d’une image qu’elle est “graphic” on sous-entend qu’elle est grossière, voir même ordurière. 

La situation s’est à ce point détériorée que l’année dernière l’organisation américaine qui regroupe les graphistes, l’AIGA (prononcer “è-aie-dji-è”), dont les initiales correspondent à American Institute of Graphic Arts, a décidé de proscrire le mot “graphic” de son nom et de le remplacer par le mot “design”. Le nouveau slogan, “l’association des professionnels du design” (the professional association for design) ne fait plus allusion à ces inquiétants “arts graphiques” dont le spectre glaçait le sang des dircoms.

Les dirigeants de l’AIGA n’ont pas cru bon de soumettre ce changement à un débat public avant de l’actualiser. La plupart des membres ne s’en sont même pas aperçu, et lorsqu’ils l’ont appris, au hasard d’une conversation, peu sont ceux qui se sont indignés.

“C’était une opération marketing,” a remarqué l’un. “Pourquoi n’ont-t-ils pas aussi changé le logo?” a demandé un autre. “Je n’aime pas le mot association, c’est trop impersonnel” a dit un troisième. Bref, je n’ai trouvé personne qui, comme moi, se sentait profondément lésé par cet acte de prestidigitation. Membre actif de l‘AIGA depuis 20 ans, et une grande admiratrice des programmes, des projets, et des interventions que l’organisation parrainait, je n’ai eu d’autre recours que de cesser de payer ma cotisation.

Ce qui suit est une sorte de plaidoyer pour essayer d’expliquer pourquoi l’adjectif “graphic” en anglais (et “graphique” en français) me tient tant à coeur, et pourquoi le malaise que semble provoquer son utilisation est pour moi un signe prometteur.

Le métier de graphiste est un des derniers à résister au phénomène de nivellement qui afflige tant de professions. Etre graphiste est en effet un art. De grâce, ne vous en excusez jamais si un jour on vous en fait le reproche.

Lecture "assiégée"

Dans Graphisme, Typographie, Histoire, Roxane Jubert évoque une légende chinoise selon laquelle l’invention de l’écriture, par un certain Cang Jié au XVIème siècle avant notre ère, aurait fait pleurer les dieux. Doués de prescience, ces divinités ancestrales craignaient que l’écrit, en fixant la pensée, n’emprisonnât l’esprit humain dans de fausses certitudes.

Trois mille six cent ans plus tard, ces même dieux seraient, dit-on, toujours éplorés. On ne peut que conjecturer, mais il est probable que ce qui les afflige le plus ces temps-ci est ce qu’on appelle “la communication d’entreprise”.

Pour sécher leurs larmes, ce panthéon d’inconsolables devrait venir au Festival de l’affiche et des arts graphiques de Chaumont! Peut-être les dieux retrouveraient-ils le sourire devant une astucieuse composition de Paul Rand, une élégante farandole typographique de Pierre di Sciullo, ou un alphabet ludique de Richard Niessen.

Ils seraient rassurés de découvrir que certains textes associant lettres et images peuvent favoriser une forme de lecture qui enrichit la pensée au lieu de l’appauvrir. 

Les compositions graphiques se lisent comme toute oeuvre écrite avec cette différence que le regard, au lieu d’être linéaire, est appelé à faire des mouvements de va-et-vient qui demandent une plus grande attention tout en sollicitant l’imagination. Malheureusement, aujourd’hui, la lecture est dévalorisée au profit de la vision. Littéralement “assiégée” par une technologie qui prétend libérer l’individu en le nomadisant, la lecture paraît contraignante.

Quand on lit, on se sent prisonnier du siège sur lequel on est assis. On voudrait se lever, agir, s’échapper. Conscient que de consulter un livre est maintenant vécu comme astreignant, le Centre Pompidou a récemment présenté Lecture en mouvement, une performance dont le but était d’explorer la relation entre le corps, la chaise, et “l’état de lecture”. Dérisoire, l’exercice consistait à montrer des danseurs errants de fauteuil en fauteuil, leurs gestes à peine esquissés.

Mais nous en sommes arrivés là: il faut que ça bouge, sinon on ne regarde pas. Pourtant, la lecture n’est pas un exercice statique. C’est en fait une gymnastique de l’esprit qui met en état d’alerte cette région du cerveau propice à l’émerveillement.

Faisant appel à l’émotion et à la réflexion, l’élaboration d’une oeuvre graphique est une activité essentiellement ésotérique à la limite du visible et du lisible. La difficulté que rencontrent les graphistes quand ils essaient d’expliquer ce qu’ils font est due au fait que les mots qu’ils utilisent ne peuvent que décrire approximativement une discipline dont la raison d’être est justement de suppléer aux mots.

Le graphisme ne peut s’expliquer que par un graphisme. C’est pourquoi il est pratiquement impossible de développer un discours simple et clair sur le graphisme.

A quoi sert le graphisme?

Témoin de cette difficulté, le livre de la journaliste new-yorkaise Alice Twemlow A quoi sert le graphisme? Dans cet ouvrage abondement illustré, la part du texte sert de repoussoir aux reproductions.

Prenant le parti de la dérision, Twemlow soumet à ses lecteurs une trentaine de définitions sur le graphisme, toutes plus sarcastiques les unes que les autres: le graphisme sert à gagner de l’argent, le graphisme est une thérapie, le graphisme est réservé aux pages d’accueil, le graphisme c’est un truc de filles, le graphisme c’est pour les crétins du monde de l’entreprise, le graphisme concerne ceux qui font du yoga, le graphisme est réservé aux gauchers—, et ainsi de suite.

Mais pourquoi veut-on expliquer coûte que coûte ce qui n’est pas explicable?  Après tout, on pourrait très bien laisser flotter un léger doute. Le désir de transparence est un phénomène nouveau qui finalement complique la vie au lieu de la simplifier. Les malades ne faisaient-ils pas plus confiance à leur médecin quand ils ne vérifiaient pas son diagnostic sur Internet, et les églises n’étaient-elles pas plus pleines quand on y disait la messe en latin?

Les explications ne sont pas obligatoirement génératrices de réponses. Comme aime le dire Jean-Paul Bachollet, qui fut un des dirigeants de Grapus: “Si vous comprenez, c’est qu’on vous a mal expliqué.” Ou encore cette phrase mise en exergue par Philippe Apeloig sur une photo du canadien Bertrand Carrière pour l’exposition 80+80 photo-graphisme: “En amour, si on se comprenait vraiment peut-être qu’on ne s’entendrait pas.”

Tous les graphistes ne sont pas misanthropes, loin de là. Mais au lieu de chercher à être compris et acceptés par la société, ils pourraient se féliciter de jouir de ce statut un peu spécial qui leur permet de montrer sans démontrer, de révéler sans dire, et de manifester sans justifier.

“Transmettre un sens n’est pas communiquer un message” écrit le philosophe Marie-José Mondzain dans Le Commerce des regards. Alors que communiquer un message est souvent une affaire de commerce, transmettre un sens est une opération qui consiste à brouiller les pistes pour “provoquer une commotion visuelle inséparable des strates innombrables de sens qui sont mobilisées par des qualifications iconiques.”

Alchimistes du regard — et de la lecture — les graphistes ont un talent unique: celui de faire de l’or avec du plomb. Ils savent fabriquer du mystère avec du familier. Ils savent sortir de l’ordre commun avec des images et des mots de tous les jours.

Fils d’un épicier de Brooklyn, Paul Rand utilisait des moyens très simples pour produire des effets étonnamment sophistiqués.  Mais ce champion de la modernité,  ce magicien de l’abstraction était un piètre communicateur en salle de réunion. Pour éviter d’avoir à justifier sa démarche artistique, il ne présentait qu’une seule solution par projet. C’était à prendre ou à laisser.

Loin d’être un handicap, son aversion pour les longues délibérations ne faisait qu’augmenter son prestige auprès de ses clients. Graphiste alors que ses collègues se disaient publicistes, il créait des affiches et des campagnes d’identité visuelle qui jouaient sur la sémantique et la poésie des mots. Toutefois, au milieu des années 50, quand le marketing devint une réalité incontournable dans l’agence de publicité dont il était le directeur artistique, tout talentueux fut-il, on le congédia.

Cinquante ans plus tard, la situation d’un graphiste aux Etats-Unis est toujours aussi précaire. La défaillance de l’AIGA n’en est qu’un symptôme. Pour être graphiste-auteur, il faut aussi être graphiste-entrepreneur. Dans la section Graphic Design de la School of Visual Arts (SVA) à New York où je donne des cours sur les théories relatives au graphisme, mes élèves apprennent les techniques du marketing. Ils doivent se soucier de la profitabilité de leurs projets autant que de leur fonctionnalité. L’originalité d’un concept compte plus que les enjeux politiques qui y sont associés. Et la responsabilité civique ne fait pas toujours partie de l’équation de départ.

Pourtant, en dépit du fait que le programme cherche à donner aux élèves le sens des affaires pour les préparer aux réalités du métier, dans les présentations finales de thèse, le culturel et le social l’emportent toujours sur le commercial. Parmi les projets, on trouve invariablement des campagnes pour encourager le développement durable, des sites internet pour handicapés, des magazines pour minorités, des guides pour immigrants, des alphabets pour illettrés, des images de marque pour produits bio, et des kits pour aider les seniors à voter. C’est ça la spécificité du graphisme. Qu’on le veuille ou non, il suscite des interrogations, crée des engagements, et révèle des vocations.

Happy ending

Au lieu de déplorer le fait que le graphisme est une discipline mal comprise, nous pourrions nous en réjouir. Dorénavant, nous n’avons plus besoin de revendiquer le graphisme comme terrain de militantisme. C’est un acquis. Vous refusez de mettre le langage des signes au service d’un discours sur la communication?  Vous mesurez la valeur de votre travail par le plaisir que vous éprouvez à le faire? Vous n’arrivez pas à expliquer clairement en quoi consiste votre profession? C’est gagné! Vous êtes automatiquement considéré comme un individu subversif. Le graphisme, un métier qui attire des gens plutôt pacifiques, est devenu une forme de sédition.


1/1 - Le Festival rendait hommage à Paul Rand, Richard Niessen, et 115 autres affichistes

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