Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Shepard Fairey : business et banditisme

Etapes, octobre 2006


Les emplacements qu’il choisit pour ses oeuvres sont les mêmes que ceux que choisissent les caméras de surveillance.

Il faut les voir de loin. Les affiches de Shepard Fairey n’ont de sens que lorsqu’elles font partie d’un paysage urbain. Ne les photographiez jamais en gros plan! Si vous en découvrez une au hasard d’une promenade, surtout n’utilisez pas votre zoom. L’affiche fonctionne dans un cadre précis. Sa raison d’être est de marquer un territoire, de le ponctuer.

Tout le travail de Shepard Fairey pourrait s’expliquer par cette phrase de Mallarmé RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU. Même quand ses affiches sont présentées dans des galeries, ou reproduites dans des livres ou des revues, elles semblent avoir la nostalgie de la muraille, du poteau, de la palissade, ou du tuyau qui devraient leur servir de supports.

Plutôt qu’à l’intérieur, au sec, on a l’impression qu’elles seraient mieux dehors, exposées aux intempéries, où elles acquerraient de la patine.

Pour apprécier toute la valeur et la saveur de l’oeuvre graphique de Shepard Fairey, un repérage le nez en l’air s’impose. D’ailleurs, pour être sûr qu’on ne s’approche pas trop près de ses affiches, Fairey les place dans des endroits inaccessibles: au sommet d’un échafaudage, sur un silo, sur un panneau publicitaire, sur la pile d’un pont, en haut d’un château d’eau, sur une cheminée d’usine, au-dessus d’une zone de déchargement, ou sur le toit d’un entrepôt délabré.

Il affectionne les friches industrielles, les rues mal éclairées, les coins perdus, les immeubles abandonnés. Plus rarement voit-on ses affiches ou autocollants dans des quartiers résidentiels.  Pour les découvrir à Los Angeles, New York, Sidney, Tokyo, ou Paris, il faut s’aventurer hors des circuits touristiques.

André The Giant

Facile à reconnaître, à cause de leur style, mais grâce aussi au logo “OBEY” qui leur sert de signature, les affiches de Shepard Fairey ont toutes été placardées dans des conditions précaires, voir périlleuses: non seulement leur emplacement est difficile d’accès, mais leur présence constitue un acte de vandalisme punissable de prison.

Il faut dire que leur imagerie, au début, n’avait rien de rassurant: leur vocabulaire visuel était celui des affiches de propagande révolutionnaire — maoïste, soviétiques, cubaines, communistes, fascistes, punk, ou Black Panthers —réinterprétées avec des aplats façon Warhol, dans une palette de teintes sombres où le rouge et le noir dominaient. 

Mais ce qui incita sans doute les policiers à prendre Fairey pour le leader d’un gang, c’était le motif central qui ornait toutes ses affiches: sans exception, elles portaient toutes un dessin représentant le masque d’un homme à l’expression menaçante. 

Pourtant, il n’y a pas plus inoffensif que cet André Roussimoff, un catcheur français de plus de 240 kilos, dont la photo, découpée au hasard dans un journal, avait servi de modèle à Fairey pour montrer à un ami comment faire un pochoir de sérigraphie. Rudimentaire et maladroite, l’image, transposée sur un tee-shirt, avait cependant trouvé des amateurs parmi les skateurs qui fréquentaient la boutique d’équipement sportif où Fairey travaillait pour se faire de l’argent de poche quand il était étudiant à RISD (Rhode Island School of Design). 

Pour se moquer de cet engouement excessif pour un personnage dont la mine patibulaire n’avait rien de cool, Fairey s’était amusé à ajouter un slogan, “André the Giant Has a Posse”, qui suggérait que le catcheur était une star de l’underground. 

Rien n’y fit. Dans l’univers du skate, le mystère entourant le portrait d’André acquit des proportions mythiques.

Fairey se prit au jeu; au cours des années, de 1989 à 1993, il transforma l’effigie du géant en symbole graphique qu’il distribua sur des autocollants à ses amis et au nombre grandissant de ses fans qui les appliquaient sur toutes les surfaces possibles, à commencer par leurs skateboards.

Ces stickers eurent tellement de succès que Fairey commença à créer des pochoirs et des affiches à leur image pour en placarder les murs là où bon lui semblait. Il y eut des articles dans les journaux locaux.

Le phénomène gagna bientôt tout les milieux hip-hop, les punks pensant qu’André était un rocker, d’autres qu’il était la figure tutélaire d’un culte à tendance subversive, ou d’autres encore qu’il était le porte-parole d’une nouvelle marque de vêtements sportifs.

Messages cryptiques

A la suite de la mort d’André Roussimoff survenue en 1993, la mention “André the Giant” fut l’objet d’un conflit de copyright. Pour éviter des ennuis, Fairey dut abandonner son slogan qu’il remplaça par le mot “OBEY”, une idée qui lui était venue après avoir vu le film They Live de John Carpenter dans lequel les héros sont confrontés à des messages cryptiques.

Par esprit de contradiction, “Obey” (obéissez), était censé être une incitation à faire son contraire: la figure du catcheur était maintenant un encouragement à l’indiscipline.

Dans un manifeste écrit en 1990, Fairey compare cette transformation à “une expérience en phénoménologie.”  Citant Heidegger, il décrit la phénoménologie comme “le processus par lequel les choses se manifestent elles-mêmes.”

Dès lors, il ne se sent aucunement responsable de la manière dont ses fans s’emparent de l’effigie d’André; il ne se soucie pas non plus de l’interprétation qu’ils lui donnent. Il décide de se concentrer sur l’affichage en tant que tel, sur la problématique de la pose des images dans des lieux inaccessibles.

En effet, pour les artistes de la rue, graffiteurs, bombeurs ou tagueurs, le fin du fin consiste à exposer ses oeuvres le plus haut possible, hors d’atteinte des équipes de nettoyage. Savoir choisir l’endroit, et marquer ainsi son territoire, c’est faire preuve de virtuosité.

Pour Fairey, tant que ces affichages sauvages sont considérés par les autorités comme des crimes, comme des atteintes à la propriété privée, l’authenticité de son travail est assurée. Arrêté plusieurs fois en flagrant délit le pot de colle à la main, il se vante d’avoir dû payer de fortes amendes et d’avoir passé une ou deux nuits en taule.

Aujourd’hui il conserve son statut d’artiste clandestin, toujours à la recherche de lieux nouveaux à prendre à l’assaut, dans des villes mais aussi sur des autoroutes, aux alentours des grandes surfaces, partout où le site semble s’y prêter, de la Chine à l’Australie, et de l’Allemagne à l’Afrique du Sud.

Apparenté au mouvement du Land Art, comme le travail de Christo et de sa femme Jeanne-Claude ou de l’artiste écossais Andy Goldsworthy, la démarche de Shepard Fairey est cependant unique en son genre.

Bien que, comme pour l’art “in situ”, ses oeuvres soient éphémères et inscrites dans des lieux précis, son matériau de prédilection n’est ni le bois, ni la terre, ni la pierre, ni le sable, ni même la peinture, l’encre ou le papier; son matériau de prédilection est l’ironie.

Les emplacements qu’il choisit pour y accrocher ses oeuvres ont ceci de particulier qu’ils ressemblent étrangement à ceux que choisissent les caméras de surveillance qui se sont multipliées ces dernières années. Les perchoirs de Shepard Fairey sont les mêmes que ceux de Big Brother: des postes d’observation discrets certes, d’où l’on peut voir mais aussi être vu!

C’est la grande différence entre épier et surveiller. Pour surveiller, non seulement il faut faire le guet, il faut aussi faire savoir qu’on est là, qu’on est déjà sur place. Voilà pourquoi les effigies d’André, en stickers, pochoirs ou affiches, sont subversives: les découvrir donne l’impression d’être soi-même découvert. Ce visage masqué a le pouvoir de démasquer son observateur.

Démasquer la propagande

L’intention de Shepard Fairey est bien en effet de démasquer les systèmes de propagande. Graphiquement, il se plait à détourner tous les symboles de l’autorité. Il pirate en particulier les affiches maoïstes, mais aussi les codes visuels des billets de banque, des badges policiers, des tampons officiels, des décorations militaires, des passeports et des médailles décernées aux concours agricoles.

Il dénonce la société de consommation mais il l’exploite aussi. Pour financer ses voyages, et l’impression de ses affiches, il a créé une série de produits hip-hop: tee-shirts, patches, pins, skateboards, guitares, fétiches et même bloc-notes, qui portent la marque OBEY dont le logo, le masque d’André à l’intérieur d’une étoile, s’agrémente maintenant d’un nouveau slogan “manufacturing quality dissent since 1989”(dissidence de très bonne qualité fabriquée depuis 1989).

Autre clin d’oeil, une monographie de son travail, récemment publiée en Californie par Ginko Press, intitulée Supply & Demand (L’offre & la demande), un titre qui fait référence à la théorie sur laquelle est basé le libéralisme économique.

On pourrait penser que cette ironie, qui est le mode de communication de Fairey, est en fait teintée de cynisme. Etabli à Los Angeles, il y dirige une petite agence de publicité, Studio Number One, qui attire des clients comme Adidas, Toyota, Honda, ou Virgin Megastore pour qui il crée des campagnes publicitaires, des logos, ou des affiches.

En proposant ses services à des grandes marques, est-il lui-même en train d’OBEIR aux forces qu’il essaie par ailleurs de dénoncer?

A vous de juger. Shepard Fairey est trop occupé pour prendre le temps de se justifier. Il a des repérages à faire. Il cherche le lieu où il va coller sa prochaine affiche, celle que vous allez découvrir sous peu.


1/8 -  Revolutionary Girl par Shepard Fairey, courtesy Galerie Magda Danysz

1/8 - "Revolutionary Girl" par Shepard Fairey, courtesy Galerie Magda Danysz

2/8 - Le catcheur André était à l'origine du mythe de Obey The Giant

2/8 - Le catcheur André était à l'origine du mythe de "Obey The Giant"

3/8 - Les premiers stickers de Fairey étaient très recherchés par les skateurs

3/8 - Les premiers stickers de Fairey étaient très recherchés par les skateurs

4/8 - Collées, puis souvent déchirées, les images de Obey s'imposent à la vue

4/8 - Collées, puis souvent déchirées, les images de "Obey" s'imposent à la vue

5/8 - Fairey se définit comme un artiste de la rue et colle lui-même ses affiches

5/8 - Fairey se définit comme un artiste de la rue et colle lui-même ses affiches

6/8 - Les icones de Obey sont un amalgame de codes et références

6/8 - Les icones de "Obey" sont un amalgame de codes et références

7/8 - Le livre Obey - Supply & Demand est sorti en 2006

7/8 - Le livre "Obey - Supply & Demand" est sorti en 2006

8/8 - On rencontre Obey partout, affiché dans toutes les grandes villes du monde

8/8 - On rencontre "Obey" partout, affiché dans toutes les grandes villes du monde