Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Robert Delpire :
la manière et la matière

Etapes, mai 2006


Non seulement il dispensa le livre d’une savante introduction. Le texte n’avait aucun rapport avec les photos.

Le graphisme se porte bien: aujourd’hui, la plupart des gens préfèrent l’image d’une chose à la chose elle-même. La photo d’un lieu plait autant sinon plus que le lieu lui-même; les catalogues sont souvent plus beaux que les produits qui y sont présentés; une campagne publicitaire peut séduire même si la marque nous laisse indifférents.

Dans notre appréciation des choses, le graphisme régit nos impressions. La culture de l’image, c’est ça: la manière a supplanté la matière — le comment a pris le pas sur le quoi.

Il y a environ cinquante ans, en avance sur son temps, l’éditeur Robert Delpire avait déjà pressenti ce changement. En 1958, il publia un de ses premiers livres, Les Américains, un album de photographies de Robert Frank.

Au lieu de mettre en couverture l’une des saisissantes photos de ce jeune Suisse alors inconnu, Delpire prit le parti contraire: il choisit une illustration de l’américain Saül Steinberg dont la facture ultra sophistiquée — un délicieux croquis à la plume sur fond blanc — contrastait avec les teintes sombres et l’atmosphère chargée des photos de Frank.

Poussant plus loin l’expérience, Delpire se dispensa d’une savante introduction.

Le texte qui accompagnait les photos n’avait aucun rapport avec elles. Prenant le titre du livre comme seule inspiration, il présenta un recueil d’extraits littéraires sur les Etats-Unis par des auteurs de styles et de genres différents tels que Simone de Beauvoir, André Maurois, Henry Miller, Franklin D. Roosevelt, Mary McCarthy, Fernand Léger, Alexis de Tocqueville, et bien d’autres encore, ainsi que des coupures de presse—une longue litanie aux harmonies aussi originales qu'une improvisation à la trompette de Dizzy Gillespie.

Bien qu’intrigant, le livre restait très accessible. Plus qu’une simple collection de photos, il donnait l’impression d’être un brillant portrait de l’Amérique profonde telle qu’on la percevait alors. Le succès d’estime de ce petit volume cartonné a non seulement consacré la carrière de Robert Frank mais aussi celle de Robert Delpire.

Sa formule, qui transformait la présentation d’un contenu en un contenu lui-même, était révolutionnaire à l’époque. Dans la France de l’après-guerre, le marketing n’existait pas. On achetait un livre pour son texte, un vêtement pour sa qualité, un objet pour son utilité. C’est sans s’en rendre compte que Robert Delpire, un étudiant en médecine qui s’amusait à faire de l’édition, a bousculé tout ça.

Encyclopédie essentielle

Après Les Américains, il a récidivé avec une collection d’une trentaine de titres sur des sujets variés tel Les Ballons,  ou encore La Main  ou L’Oiseau, qu’il traitait de la même manière, avec un mélange d’érudition et de fantaisie. Le tout était présenté dans des mises en pages à la fois élégantes et soignées.

Appelée “Encyclopédie essentielle”, cette collection est décrite par Delpire comme “un libre parcours que l'éditeur propose à partir d'un thème, aussi librement illustré qu'il est librement commenté.”  Livres à triple lecture — imagerie, légendes, texte — ils mêlent les époques, les genres et les styles “avec la volonté d'étonner l'oeil”. Et d’ajouter: “On l'a compris, ces livres ne sont essentiels que pour ceux qui reconnaîtront en eux des objets de délectation.”

Quoi? Une publication dont le propos n’est pas d’édifier mais de séduire? Même les précieux livres d’art de petit format publiés en Suisse par Skira, ou les beaux livres-objets produits par les clubs de libraires, semblaient didactiques en comparaison. C’était bien simple: on n’avait pas besoin de lire les livres de Delpire pour se sentir plus intelligent : il suffisait de les acheter.

Pendant les vingt années qui ont suivi la publication des Américains, l’ex-étudiant en médecine a su développer son concept dans l’édition mais aussi dans la publicité. Non seulement il a créé des collections de livres d’art accessibles à un grand public par leur prix et par leur ouverture d’esprit, il a aussi dirigé une agence de communication graphique où la commercialisation d’un produit ou d’une marque était avant tout un acte ludique et culturel.

Il trouvait aussi le temps d’assurer la direction artistique de revues (L’Oeil, en particulier), produire des films (dont le célèbre Qui êtes-vous Polly Magoo? de William Klein), des expositions (pour le Musée des Arts Décoratifs, entre autres), et de faire de sa galerie, rue de l’Abbaye, un lieu où furent exposés, souvent pour la première fois en Europe, des photographes comme Koudelka, Kühn, Sander, Michals, Bourdin, et des illustrateurs et graphistes comme François, Savignac, Le Foll, Lubalin, Glaser et Blechman.

Les coups de coeur de Delpire

Aussi prolifique fût-il, Delpire cependant n’a pas fait école. Voilà pourquoi il n’a pas de nos jours une plus grande notoriété.

Son approche était—est toujours—celle d’un dilettante de génie. Alors qu’on peut parler d’une “Génération Grapus” ou de la “Filiation Faucheux” il n’y a pas de “Descendance Delpire.” Il reste un phénomène à part, un original difficile à imiter.

Il faut dire qu’il n’a jamais cherché à transmettre ce qu’il savait. “J’ai toujours attaché une très grande importance au fait qu’on n’étiquette pas les idées qu’on a,” dit-il aujourd’hui. Il ne s’est jamais expliqué. Ses choix étaient motivés par des coups de coeur, des enthousiasmes, des découvertes, des rencontres.

Bien qu’ayant compris avant tout le monde comment vendre la culture, il s’est refusé à en faire du commerce. Même dans son entreprise la plus commerciale—son agence de publicité — Delpire est resté, par choix, un amateur inspiré.

Sa rencontre avec Pierre Bercot, directeur général de Citroën, qui devint son plus gros client dans les années 60, fut symptomatique. Prévenu par Claude Puech, chef de la publicité de Citroën, que le patron détestait la publicité, qu’il appelait “la réclame”, Delpire s’entêta quand même à le rencontrer. Non pas pour lui vendre ses services, mais pour obtenir, pour Henri Cartier-Bresson, l’autorisation de photographier ses usines.

“Je ne savais pas que Bercot était violoncelliste, raconte Delpire. Au lieu de parler voitures, on parle des suites de Bach—et moi d’en parler avec des trémolos dans la voix.”

A l’issue de l’interview, Cartier-Bresson avait son autorisation et Delpire le budget de communication d’entreprise de Citroën. Pour Double Chevron, la revue interne de Citroën, Delpire va procéder comme il le fait pour ses livres: il imposera un format à l’italienne, une typographie Suisse laconique et percutante, et bien entendu des photos par ses photographes favoris: Henri Cartier-Bresson, Marc Riboud, William Klein, Helmut Newton, et André Martin.

Amateur inspiré, Delpire le restera dans l’édition, même quand il sera un vétéran du métier. Dès le début, il refuse tout compromis, sans se soucier des conséquences.

Il faut l’entendre raconter comment, en 1955, alors qu’il était débutant, il a remis à sa place Georges Bernier, directeur de la revue L’Oeil, qui lui suggérait un petit changement de mise en page. “Je me suis levé et j’ai dit: "Ecoutez, il y a deux cas : ou bien vous faites la revue, et je vous souhaite bonne chance, ou bien c’est moi qui la fait, et vous êtes prié de sortir.”

Le froid entre les deux hommes ne les a pas empêchés de collaborer huit ans. C’est avec la même fougue que Delpire négociait, en 1999, avec le Musée du Luxembourg, pour obtenir, pour Yann Arthus-Bertrand l’autorisation d’exposer ses photos de la terre vue du ciel sur les grilles du jardin du Luxembourg. Devant la résistance des administrateurs, Delpire s’est levé et a quitté la pièce, pour être rappelé quelques minutes plus tard.

“Faire une exposition de photos dans la rue était un de mes vieux rêves, dit-il, c’était ça ou rien du tout.”

Travailler avec des amis

Delpire, qui a toujours refusé de travailler avec les gens qui l’ennuyaient, savait aussi cajoler ceux qu’il admirait. Les grands photographes américains William Klein et Art Kane étaient parmi les fortes personnalités avec lesquelles il s’entendait à merveille.

Cet homme entier, que personne n’intimidait, a fait de sa carrière une histoire d’amitiés: d’abord avec Henri Cartier-Bresson, dont il a publié une demi-douzaine de livres, mais aussi avec l’illustrateur André François, un proche collaborateur; avec le photographe André Martin, son bras droit dans l’édition et la publicité; et avec le poète Claude Roy, qui a été pendant des années son directeur littéraire.

La trajectoire de Delpire peut s’expliquer comme une série de rencontres fortuites. La première avait été Achille Weber, le distributeur de Skira, qui, du temps où Delpire faisait la revue Neuf, pour la Maison de la Médecine, lui avait acheté sa première maquette de livre.

“Sans Weber, je ne serais probablement pas devenu éditeur, dit-il.”

Il y eu aussi Claude Perdriel, le patron du Nouvel Observateur, qui a permis à Delpire de faire des numéros “Spécial Photo” qu’il décrit maintenant comme une des expériences les plus enrichissantes de sa carrière.

Et il y a eu Jack Lang, qui non seulement a convaincu Delpire de devenir directeur du Centre National de la Photographie, mais qui surtout l’a aidé à lancer la collection “Photo Poche”—une de ses plus grandes réussites professionnelles avec plus de 100 titres aujourd’hui.

Deux femmes en particulier lui ont ouvert de nouveaux horizons: Annegret Beier, une graphiste de grand talent qui lui a fait découvrir le typographe américain Herb Lubalin avec qui il a tenté de fonder une société, et la photographe Sarah Moon, qui est devenue sa femme, et avec qui il a créé l’image de marque de Cacharel.

Pour l’agence Delpire, “l’époque Cacharel”, qui a commencé au début des années 70, a marqué un tournant. Chez Citroën comme chez les autres clients de l’agence (L’Oréal, la BNP, EDF) le marketing commençait à prendre de plus en plus d’importance. Or, Delpire n’avait aucune patience pour ce genre d’exercice.

Mais dans le monde de la mode, les choses étaient encore fluides. Les photos de Sarah Moon, en concertation avec l’équipe Delpire, ont défini l’image de marque de Cacharel, des invitations aux défilés, jusqu’aux films publicitaires.

A partir de 1978, quand Cacharel a lancé son premier parfum Anaïs Anaïs, Annegret Beier, qui en avait dessiné le logo, fut chargée de concevoir les flacons, les annonces, et même les cadeaux d’entreprise pour tout ce qui était parfumerie.

La lecture à plusieurs nivaux

Autodidacte sympathique, Delpire n’a pas toujours été un patron facile. Quand il avait décidé d’un format ou d’une mise en page, il n’était pas question de proposer des améliorations. Le rôle des maquettistes était de suivre ses directives à la lettre, ce qui explique pourquoi, les années passant, son style n’a pas beaucoup évolué.

Une certaine rigidité l’a empêché d’exploiter ce qui était sa grande originalité. Peut-être même n’a-t-il jamais compris qu’elle était son innovation principale, celle de la lecture à plusieurs niveaux qui avait fait le succès de ses premières éditions.

Il suffit de regarder l’édition américaine du livre de Robert Frank pour comprendre ce qu’il y avait d’unique dans la démarche de Delpire. Publié en 1959 par Aperture, une petite maison d’édition américaine spécialisée dans la photographie, l’album portait en couverture une photo de Frank.

Le seul texte consistait en un essai de quelques pages par Jack Kerouac dont la sensibilité littéraire était en parfait accord avec celle de Frank. Quoi de plus logique? Pourtant le livre n’est jamais devenu cet objet-culte qu’il était en France.

Pour Peter Galassi, le conservateur du département de la photographie au MoMA à New York, un spécialiste qui admire Delpire, le texte ne doit jamais interférer avec l’image. “Je préfère la version américaine, dit-il. Quand je regarde les photos de Robert Frank, je ne veux pas être interrompu par Alexis de Tocqueville.”

Ce n’est pas l’opinion de Milton Glaser, un autre admirateur du travail de Delpire, un graphiste qui, comme lui, a fait de l’édition. Au contraire, il aime les juxtapositions saugrenues de mots et d’images.

“Je suis convaincu qu’il y a un lien entre toutes choses, explique-t-il. Il y a toujours des correspondances mystérieuses entre deux objets apparemment sans relation. Les découvrir est une joie pour le spectateur ou le lecteur.” 

Cette joie, qu’on appelle en France joie de vivre, a été la contribution de Robert Delpire dans le monde du graphisme et de l’image.


1/8 - L'univers de Robert Delpire: graphisme, illustration, photographie, edition, publicité

1/8 - L'univers de Robert Delpire: graphisme, illustration, photographie, edition, publicité

2/8 -  Illustrée par Saul Steinberg: la couverture d'un livre de photographies de Robert Frank

2/8 - Illustrée par Saul Steinberg: la couverture d'un livre de photographies de Robert Frank

3/8 - Couverture de Carnet de route par Werner Bischof

3/8 - Couverture de "Carnet de route" par Werner Bischof

4/8 - L'encyclopédie essentielle était une collection de livres-cadeaux

4/8 - "L'encyclopédie essentielle" était une collection de livres-cadeaux

5/8 - Avec l'Agence Delpire on a pu croire à un Age d'Or de la publicité en France

5/8 - Avec l'Agence Delpire on a pu croire à un Age d'Or de la publicité en France

6/8 - Image publicitaire pour la 2CV Citroën

6/8 - Image publicitaire pour la 2CV Citroën

7/8 - Delpire savait allier humour et modernité

7/8 - Delpire savait allier humour et modernité

8/8 - Le photographe André Martin était un collaborateur très apprécié de Delpire

8/8 - Le photographe André Martin était un collaborateur très apprécié de Delpire