Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Ne pas confondre inventions et innovations

Petite histoire de la créativité


Avant l’invention de la roue, les coureurs du Tour de France étaient-il condamnés à porter leur vélo sur le dos ? Question idiote évidement mais qui fait sourire car elle nie toute logique — cette même logique que les inventeurs sont amenés à remettre en question dans leur quête créative. Comme le disait Daniel Jouve, consultant en management, chasseur de tête, auteur — et inventeur à ses heures : « Ce ne sont pas les études de marché sur la lampe à huile qui ont permis l’invention de l’électricité. »

L’invention reste un processus mystérieux, quoi qu’en disent les experts en créativité qui, depuis des dizaines d’années, s’acharnent à démontrer le contraire. Développée vers 1960, la synectics est une des premières méthodes qui tenta d’expliquer la créativité de manière rationnelle. Les inventeurs de ce processus, William J. J. Gordon et Arthur D. Little, respectivement psychologue et consultant en management, intervenaient auprès de clients pour résoudre des problèmes de gestion. Adeptes du brainstorming, ils organisaient des sessions au cours desquelles ils encourageaient les participants à donner libre court à leur imagination — sans toutefois se permettre des débordements. La spontanéité, bien que préconisée, était soumise à des règles strictes. Travaux dirigés, les séances de synectics éliminaient la possibilité que surgissent des conclusions intempestives qui auraient pu contredire les attentes des clients.

Inventeurs amateurs

L’inventivité est toujours un peu suspecte. Elle n’évoque rien de très sérieux. Seul Gutenberg, inventeur de l’imprimerie, semble au dessus de tous soupçons. Avec Thomas Edison et Louis Pasteur, il suscite l’admiration. On ne fait que rarement allusion au fait que Gutenberg était au départ un artiste, un créateur de bijoux, qui plus est. Il eu l’idée de fabriquer des poinçons en métal en dessinant des chevalières — ces bagues pour homme qui servaient de sceau. Sauf quelques exceptions, les artistes inventeurs sont considérés comme des bricoleurs amateurs. Dans certains milieux, l’inventivité a même carrément mauvaise réputation. Quand, par exemple, on dit d’un homme politique qu’il utilise des procédés « créatifs » pour se faire élire, on insinue qu’il est malhonnête.

Aujourd’hui, contrôler l’inventivité — celle des autres — est l’objectif du marketing. En 1967, Philip Kotler, figure légendaire dans le monde du marketing « social », déclara que les consommateurs avaient besoin d’être guidés dans leurs achats pour faire des choix judicieux et bénéfiques, et que c’était le rôle des commerciaux de les inciter à dépenser leur argent à bon escient. Raisonnement astucieux mais perfide ! Kotler transforma ce qui jusqu’alors avait été le discours subjectif des vendeurs en un discours savant. Fini les boniments accrocheurs ! Fini les slogans humoristiques. Fini les jolies affiches bon-enfant. Kotler introduit un jargon jusque là réservé aux ethnologues, anthropologues, et sociologues : comportement, motivation, segmentation, cibles, valeurs, etc. D’après lui, non seulement l’inventivité des consommateurs avait besoin d’être maîtrisée et exploitée, celle des entrepreneurs, vendeurs, et annonceurs devait elle aussi être réformée afin que le marketing devienne une “science” à part entière.

Le design thinking

L’inventivité était devenue une activité que seuls les diplômés d’écoles de commerce pouvaient pratiquer en toute légitimité. C’est alors, en 1991, que la firme américaine Ideo s’interposa. Un groupe de designers à l’origine, Ideo mis au point une méthodologie de création qui est encore en vigueur aujourd’hui. Nommé « design thinking »,  c’est un cycle d’interventions qui associent l’observation à la recherche, l’analyse à l’expérience, et la subjectivité à l’expertise. Travail d’équipe, ce processus encourage les participants à imaginer, chacun dans son domaine, des solutions innovantes. Bien que donnant une place proéminente à l’intuition créative, cette technique reste cependant assujettie à des objectifs commerciaux.  Ideo est avant tout une agence de design qui produit des résultats quantifiables. Très apprécié des clients, design thinking rassure ceux qui se méfient de tout ce qui, de près ou de loin, est considéré comme « artistique ».

Pour rendre l’inventivité plus accessible, Ideo a tout simplement substitué un nouveau terme pour remplacer l’ancien. L’invention fait place à l’innovation. Dans la communication de la firme, on y lit que le design thinking est un processus utilisé par les designers pour inventer — pour mieux innover à partir d’usages existants. Les deux termes sont présentés comme interchangeables. Or ils ne le sont pas. Réduire l’invention a un procédé d’innovation, c’est l’assimiler à une stratégie de vente.  Sous prétexte de promouvoir l’inventivité, design thinking tente seulement d’améliorer un produit ou un service pour le rendre plus performant — donc plus vendable. Une fois de plus, la notion de créativité est mise au service de l’économie de marché.

Le rêve a été évacué. La notion de jeu à été éliminé. Le plaisir est absent.  Qui, de nos jours, pourrait encore « inventer le cercle sans savoir que la terre est ronde, »  comme le préconisait le romancier, essayiste et auteur de science-fiction Jacques Sternberg. Aujourd’hui on n’invente plus, comme dans le passé, pour explorer des territoires inconnus, on invente pour générer du profit.

Les incubateurs d'invention

Et les startup, me direz-vous, ne sont-elles pas des incubateurs d‘inventions ? Les jeunes entrepreneurs ne lèvent-ils pas des fonds pour alimenter des projets fous ? Ne doit-on pas aux startup quelques unes des inventions qui vont changer le monde : des exosquelettes robotiques qui permettent de soulever des fardeaux immenses ; des drones qui livrent des colis dans les coins les plus reculés du monde ; des imprimantes 3-D qui peuvent fabriquer des organes de remplacement à la demande ; des smart phones aussi flexibles que les montres molles de Salvador Dali. Les idées ne manquent pas, mais pour obtenir un financement il faut prouver que ces inventions correspondent à un marché et répondent aux besoins, aux désirs, ou aux fantasmes d’un nombre toujours croissant de consommateurs qui s’ignorent encore.

Créé au Japon dans les années 1980 par Kenji Kawakami, ingénieur japonais, chindogu est une pratique ironique qui tente de dénoncer le détournement de l’invention au profit de l’innovation.  Les adeptes de cette forme de revendication inventent des objets quotidiens séduisants mais inutilisables : des fourchettes à moteur pour enrouler des spaghettis, des mini-parapluies pour chaussures, des pochoirs pour appliquer son rouge à lèvres, des brosses pour transformer des bébés en serpillères. Forme de protestation non violente contre la domination du consumérisme, le chindogu n’a qu’une utilité, celle de faire sourire.

La sérendipité

Les inventions — les vraies — sont-elles en voie d’extinction ?  De récentes découvertes en sciences cognitives sont sur le point de tout remettre en question. Grâce à l’imagerie cérébrale, on peut maintenant observer le jaillissement de solutions créatives en temps réel. Des chercheurs ont découvert que l’interaction entre les hémisphères droits et gauches du cortex — logique à gauche, imagination à droite — joue un moindre rôle. En ce qui concerne la créativité, ce qui importe c’est l’interaction entre parties du cerveau qui d’habitude ne communiquent pas entre elles. En d’autres termes, faire des rapprochements imprédictibles entre idées apparemment étrangères est source d’invention.

Les artistes ont toujours compris l’importance de ce que l’on nome sérendipité. Coïncidence fortuite de bon augure, la sérendipité ne se manifeste jamais quand elle est attendue. On attribue sa présence à la chance, chance que l’on peut cultiver en évitant tout comportement linéaire favorisant des résultats à court terme. Les experts en créativité donnent à sérendipité le nom de « lateral thinking » — que l’on peut traduire par réflexion en diagonale ou, plus simplement rêverie. Einstein était un adepte de cette méthodologie. Il passait des heures entières sans bouger à réfléchir. Il avait l’air de penser à autre chose. Il ne donnait pas l’impression d’être en train de résoudre des équations d’une infinie complexité. « La créativité est le résidu de la procrastination, » disait-il.

Mais attention, la procrastination n’est pas de tout repos. Les artistes vous le diront : Quand on est aux prises avec un travail qui demande une vraie créativité, faire place à l’inattendu n’est pas facile. N’allez pas croire que les longues promenades sur la plage, les siestes après le déjeuner, ou le ramassage des feuilles mortes — activités que préconisent les artistes en mal d’inspiration — soient des manières de se dérober devant l’effort. Au contraire, ce sont des exercices de concentration. Laisser son esprit vagabonder est une discipline qu’il n’est pas donnée à tout le monde de maîtriser.

Où se posaient les hirondelles avant l’invention du téléphone ? demande Grégoire Lacroix, poète français.  Si trouver une réponse à cette question vous tente, vous avez probablement les capacités requises pour, à votre tour, tenter de réinventer l’invention.

 

 


Graphiste, designer et photographe, Gérard Ifert est l'auteur de Artists?Inventeurs

Graphiste, designer et photographe, Gérard Ifert est l'auteur de Artists?Inventeurs

 Gutenberg était au départ un artiste, un créateur de bijoux.

Gutenberg était au départ un artiste, un créateur de bijoux.

Réduire l’invention a un procédé d’innovation, c’est l’assimiler à une stratégie de vente.

Réduire l’invention a un procédé d’innovation, c’est l’assimiler à une stratégie de vente.

Grâce à l’imagerie cérébrale, on observe le jaillissement de solutions créatives en temps réel.

Grâce à l’imagerie cérébrale, on observe le jaillissement de solutions créatives en temps réel.

Les artistes ont toujours compris l’importance de ce que l’on nome sérendipité.

Les artistes ont toujours compris l’importance de ce que l’on nome sérendipité.

Laisser son esprit vagabonder est une discipline qu’il faut apprendre à maîtriser.

Laisser son esprit vagabonder est une discipline qu’il faut apprendre à maîtriser.

Où se posaient les hirondelles avant l’invention du téléphone?

Où se posaient les hirondelles avant l’invention du téléphone?