Les déjeuners entre illustrateurs
Introduction de New York Chronicle, novembre 2009
Ô combien de fois un article un peu trop édifiant se retrouvait affublé d’une illustration dont l’humour rehaussait subrepticement le ton !
Tout prétexte était bon pour se retrouver au Jardin Bistrot sur Lafayette Street. Isabelle était de passage à New York. Guy voulait nous montrer son nouveau livre. C’était l’anniversaire de Laurie ou de Pierre. C’est comme ça qu’un jour j’ai rencontré Philippe Lardy, un convive discret et souriant qui écoutait plus qu’il ne parlait.
Un an ou deux ans plus tard, j’ai eu entre les mains GIN & COMIX, un tabloïd présentant des comics d’avant-garde, dont il était l’éditeur. I’ll be darned! Son zine alliait gaiement surréalisme, spleen et humour noir.
Pour le Directeur Artistique (DA) que j’étais alors, être conviée à un déjeuner d’illustrateurs était une forme d’évasion. J’en revenais les yeux brillants, le sourire aux lèvres, avec un léger sentiment de culpabilité.
Dans le monde de l’édition à New York au début des années 90 la fantaisie n’était plus de mise. La sacro-sainte barrière qui jusqu’alors avait séparé Art et Commerce était en train de subir le même sort que le mur de Berlin : les annonceurs invitaient les journalistes à de prestigieux dîners ; les directeurs de marketing étaient consultés sur ce qu‘il fallait mettre en couverture ; les agents qui autrefois représentaient des artistes ne s’intéressaient plus qu’aux photographes qui faisaient des campagnes publicitaires — Richard Avedon en tête de liste.
Les DAs adeptes de la photographie se voulaient iconoclastes, cherchant a tout prix à briser les idoles bourgeoises pour créer du jamais vu, tandis que ceux qui fréquentaient les illustrateurs étaient au contraire des iconolâtres — ou iconophiles — des collectionneurs passionnés d’images kitch ou nostalgiques dont l’acquisition les remplissait d’une ferveur quasi-religieuse.
Défendre l'illustration
Les querelles entre iconoclastes et iconolâtres avaient déchiré l’Empire Byzantin aux VIIIe et IXe siècles de notre ère. De violentes recrudescences au cours de l’histoire, en particulier pendant les guerres de religion, avaient engendré de nombreux actes de vandalisme dans toute l’Europe.
A New York, dans les années 90, ce même conflit n’a pas, que je sache, fait couler de sang. Il n’en reste pas moins qu’il y avait un véritable schisme entre les directeurs artistiques pour qui l’image photographique était l’incarnation du geste créateur pur, saisi au moment du déclic de l’appareil photo dans la transparence du réel, et les directeurs artistiques pour qui l’illustration était le support d’un questionnement sur la nature de l’expérience humaine, sa bêtise, ses faiblesses, ses désirs, ses triomphes.
Rares étaient les DAs qui savaient manier les deux formes d’expression. Fred Woodward à Rolling Stone et Janet Froelich au New York Times furent ces exceptions.
Lorsqu’on annonça en 1992 que le New Yorker, ce bastion de l’illustration depuis 1925, avait l’intention de publier des photos, nombreux furent ceux qui crièrent sacrilège. La décision du New Yorker avait été prise par sa nouvelle rédactrice en chef, Tina Brown, qui venait de Vanity Fair où elle avait banni l’illustration au profit de reportages photographiques, un changement qui avait contribué au succès phénoménal du magazine.
Mais la tradition iconographique du New Yorker était telle que toute image, quelque que soit la technique employée, était perçue comme une création graphique plutôt qu’un document. Fait exceptionnel, la photographie n’a jamais réussi à détrôner l’illustration au New Yorker alors que dans tous les autres magazines elle l’a presque complètement évincée.
Dans ce contexte, les DAs proches des illustrateurs devenaient une minorité, toujours sur la défensive dans un monde où les photographes eux-mêmes acquéraient le statut de célébrité, au même titre que les people qui posaient pour eux. Il fallait maintenant se battre pour convaincre les rédacteurs qu’un dessin avait autant de crédibilité auprès des lecteurs qu’un portrait ou qu’une image prise sur le vif.
Etonnement, au lieu d’être un frein, ces conditions difficiles agirent sur les illustrateurs comme un stimulant.
La répression peut avoir des conséquences surprenantes. C’est ce qui se passa en cette fin de XXe siècle à Manhattan. Si vous étiez illustrateur, il n’y avait plus de place pour la médiocrité dans votre travail. Un dessin publié se devait d’être représentatif de ce que ce medium avait de plus exceptionnel. Paradoxalement, ce fut une période faste pour les artistes qui savaient manipuler et la forme et le concept pour créer des images alliant personnalité et intelligence.
Braver les idées reçues
Philippe Lardy, débarquant à New York en 1987, se retrouva donc dans un milieu en effervescence. Edward Booth-Clibborn venait juste de lancer la série American Illustration, véritable bible pour une nouvelle génération d’illustrateurs à la recherche de leur identité. Fred Woodward avait été nommé à Rolling Stone.
Au New York Times, Steven Heller, DA de la section Book Review, découvrait chaque semaine de nouveaux talents pour illustrer les critiques littéraires, tandis la fameuse page « Op-Ed » du prestigieux quotidien de New York devenait une vitrine pour dessins conceptuels.
Face à la montée de la photographie comme image faisant consensus, l’illustration était perçue de plus en plus comme polémique. C’était une arme secrète pour les DAs qui savaient s’en servir pour braver les idées reçues. Déjà, des illustrateurs indépendants mettaient leur créativité au service de la contestation.
Robbie Conal imprimait à son compte des affiches contre Reagan et George Bush père, Art Spiegelman publiait MAUS, et Robert Grossman s’imposait comme un caricaturiste incontournable, au style aussi virulent que celui de Robert Crumb.
Mais une autre forme de contestation, plus subtile celle-ci, s’insinuait dans la presse grâce à des dessins dont l’esprit et la verve servaient d’antidotes contre les idées convenues des textes qu’ils illustraient.
Ô combien de fois un article un peu trop édifiant ou un commentaire au discours moralisateur se retrouvait affublé d’une illustration dont la facture, l’acuité et l’humour rehaussaient subrepticement le ton ! Dans le meilleur des cas, rédacteurs et DAs étaient de connivence pour poétiser un texte quelque peu insipide (dont le contenu avait été édulcoré) avec une illustration pleine de répartie.
Philippe Lardy a trouvé sa place à New York parmi ces contestataires qui bien que silencieux n’en étaient pas moins efficaces. Sa culture visuelle, son style épuré, ses compositions dynamiques et pourtant mesurées étaient son alibi.
Peintre, il maniait les couleurs avec sûreté, et sa palette aux tonalités chaudes donnait à son travail une force émotionnelle que peu de dessinateurs savent maîtriser. Mais plus que tout peut-être il était un esprit curieux, avide témoin de son époque, ouvert à toutes sortes d’influences, admirateur lucide du talent des autres.
Philippe Lardy a rassemblé autour de lui ses amis, ses mentors et ses confrères, et réfléchi à son parcours dans ce contexte de camaraderie qui fut le sien à New York. Mais, comme dans les déjeuners d’illustrateurs, son livre n’est pour lui, en fin de compte, qu’un prétexte pour que les gens qu’il aime se retrouvent entre eux.
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www.robertgrossman.com
www.crumbproducts.com
www.guybillout.com
www.rosenworld.com
www.isabelledervaux.com
www.hellerbooks.com
1/11 - Gin & Comix, par Philippe Lardy et José Ortega, 1990
2/11 - New York Chronicle, par Philippe Lardy, 2009
3/11 - Illustrations de Lardy, 1990
4/11 - Gin & Comix, "Child Games", de Lardy
5/11 - Gin & Comix, détail d'un dessin de Lardy
6/11 - Gin & Comix, "How We inhabit Our Bodies", par Jonathon Rosen
7/11 - Gin & Comix, "Satan Sheets" par David Sandlin
8/11 - Gin & Comix, illustrations par Philippe Weisbecker
9/11 - "Toujours dans un coin de l'atelier un tableau m'attend", dit Lardy
10/11 - Récentes peintures de Lardy, "Aménagements hydroélectriques"
11/11 - "Celestial Crush Dummies" par Lardy, 2004