Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Le musée imaginaire de Paola Antonelli

Etapes, février 2011


Aujourd’hui plus que jamais, on peut posséder une image mentale sans pour autant posséder sa représentation.

Associant virtuel et visuel, le Musée d’Art Moderne de New York (MoMA) a décidé de documenter l’inexorable dématérialisation du graphisme.

Le 22 mars 2010, Paola Antonelli, une des conservatrices les plus en vue du département de l’architecture et du design annonça sur son blog qu’elle avait « acquis » l’arobase pour la collection permanente de ce puissant musée privé.

La nouvelle fit le tour de la planète en quelques heures.

Une amie graphiste avec qui je déjeunais le lendemain me l’a appris. J’ai eu un moment de vertige : nous venions, sans nous en rendre compte, de basculer dans l’ère post-numérique.

Le geste de Paola Antonelli était comparable à celui de Marcel Duchamp proposant son urinoir ready-made à l’Armory Show à New York en 1917 ou à celui d’Andy Warhol présentant ses 32 boites de Campbell’s soupe à la Galerie Ferus à Los Angeles en 1962.

C’était ce qu’on appelle aux USA un "game changer" — une remise en jeu. Un nouveau paradigme. Un événement qui nécessitait que l’on remette les pendules à l’heure.

La réaction de la plupart des gens avait été l’incrédulité, comme si le musée new-yorkais venait d’annoncer qu’il avait acquis la lune. Moi j’étais un peu jalouse, je dois l’avouer. Paola Antonelli, une jeune femme charmante qui n’a rien d’une militante, avait eu l’audace de s’emparer publiquement d’un objet virtuel qui ne peut appartenir à personne puisqu’il appartient à tout le monde.

Mais de nos jours, grâce à l’internet, ce qui est pour tous est aussi pour chacun. L’arobase est devenu le symbole de ce nouvel individualisme qui bien que largement partagé n’en reste pas moins singulier.

L’ère post-numérique

S’approprier l’arobase, c’était proclamer un ordre nouveau. Il fallait le comprendre comme le manifeste du fait qu’il n’y a, aujourd’hui, plus de différence entre le virtuel et le réel, et que l’image n’est plus que l’interface de l’imaginaire.

Avant Antonelli, André Malraux avait déjà pressenti que l’on pouvait posséder une image mentale sans pour autant posséder sa représentation. En 1947, il avait introduit la notion de « musée imaginaire », un lieu de mémoire où les objets et peintures, libérés de leur fonction première, étaient métamorphosés en pures formes.

Grâce à ce nouveau statut, les œuvres d’art pouvaient espérer survivre au delà de l’usure et de l’oubli auquel tout objet matériel est condamné, pour atteindre une sorte d’immortalité dans l’esprit des gens qui les ont vu.

Pour Antonelli, au MoMA depuis 1994, acquérir l’arobase était un geste d’actualité, bien sûr, mais qui cependant s’inscrivait dans la tradition de Malraux et de Walter Benjamin. Diplômée en architecture de l’école Politecnico de Milan, elle est passionnée par le design, mais elle reste posée et lucide pour défendre sa cause. N’ayant pas un tempérament enclin à la dérision, elle ne s’est jamais sentie concernée par l’art contemporain ou par les pratiques ironiques qui caractérisent ce mouvement.

Devant un verre de Pinot Noir Willamette Valley 2007, dans un bar à New York, elle m’a récemment avoué que c’est à force de rigueur qu’elle avait réussi à convaincre ses collègues de MoMA que l’arobase devait faire partie des collections du musée. Ses arguments, circonstanciés et étayés, avaient finalement eu raison de leur résistance initiale.

Très présente dans les medias — elle joue à la perfection son rôle de porte-parole du design contemporain — Paola Antonelli n’est qu’une star parmi d’autres au sein du prestigieux musée.

« Au MoMA, nous n’avons pas la vocation d’être des propriétaires ou même des collectionneur d’objets, ajouta-t-elle. Nous sommes des éducateurs. Nous n’avons pas acquis le symbole graphique de l’arobase, mais sa présence virtuelle, son ombre — comme l’ombre d’un papillon. Je n’ai pas eu besoin de tuer le papillon pour acquérir son ombre. »

Pas de gaspillage de papier

On entre dans le musée imaginaire de Paola Antonelli grâce à l’arobase. Les objets qu’on y trouve laissent rarement une empreinte physique. Le graphisme, en tant que tel, y est pratiquement absent. « Le mot graphisme sous-entend affiches, dit-elle, et les affiches, à mon avis, représentent un gaspillage de papier qui frise l’obscénité. » Elle s’émeut rarement devant la beauté d’une maquette, l’élégance d’un texte imprimé à partir de caractères en plomb, ou la force d’un signe soudainement révélé sur la page.

A la notion de design graphique elle préfère celle de communication, d’inferface, de visualisation de données, de design interactif ou de signalétique.

« Le rôle de Paola est de refléter mais aussi devancer son temps, » explique Steven Heller, qui fait parti du comité d’acquisition des œuvres graphiques au MoMA. « Ses choix sont avant tout stratégiques ce qui les rend formidablement intéressants. »

Ses engagements sont rarement équivoques. « L’arobase est l’exemple fulgurant et magnifique de ce que le graphisme devrait être de nos jours, » affirme-t-elle. Les œuvres graphiques qui l’intéressent sont, comme l’arobase, des réutilisations intelligentes d’objets ou de formes existants. Ray Tomlinson, l’obscur ingénieur en électronique qui a envoyé le premier email en 1971, s’était servi d’une des touches les moins utilisées de son clavier. « Sans le savoir, Tomlinson a fait un acte d’une extrême élégance et sobriété — la quintessence même de la modernité. »

Ce même goût de la sobriété est ce qui fait qu’Antonelli aime certains sites web et pas d’autres. Elle fait l’éloge du format condensé du site du New York Times, TimesReader 2.0. Son créateur Khoi Vinh a réutilisé la même typographie que le journal quotidien, mais d’une manière plus minimaliste, transformant l’interface en une chorégraphie de pleins et de vides.

La liste des sites qu’Antonelli voudrait « acquérir » pour MoMA est éclectique. Le site du couturier Martin Margiela et celui d’IMA, le musée d’art d’Indianapolis, sont parmi eux. Ce ne sont pas les plus beaux (« Les très beaux sites sont comme les belles affiches, une perte de temps » s’exclame-t-elle), mais ils font preuve d’une certaine inventivité tout en restant très accessibles.

Acquérir un site web pour la collection permanente du musée est malheureusement hors de question, car il faudrait que les designers donnent tous les codes source et les logiciels d’exploitation qui permettent au site de fonctionner. « Pour des expositions temporaires, nous montrons des sites et interfaces interactives, mais à quelques rares exceptions près (« Mirror, Mirror » par John Maeda), ces exemples ne sont pas conservés dans nos archives, » se lamente-t-elle.

Situation frustrante pour Antonelli dont la collection permanente est encombrée d’affiches magnifiques — mais convenues — par les plus grands graphistes de notre époque: Experimental Jetset, Ralph Schraivogel, Philippe Apeloig, Niklaus Troxler, Stefan Sagmeister, Willi Kunz, Cyan, James Victore, Edward Fella, Tadanori Yokoo et Emigré Graphics.

L’élégance des équations

Si le graphisme tel qu’il est présenté dans les musées reste encore trop figé, dans la vie de tous les jours il est en train de devenir un moyen d’interaction plutôt qu’un moyen d’expression. «  Le graphisme n’est déjà plus qu’un outil de visualisation de donnés complexes dont la fonction principale est d’aider les gens à comprendre, gérer et étudier des masses d’information, insiste Antonelli. En 2008, nous avons crée au MoMA une exposition sur ce thème. 'Design and the Elastic Mind' avait rassemblé plus de 250 projets expérimentaux, la plupart faisant appel à des algorithmes générateurs de formes nouvelles. »

Une des démarches les plus intéressantes des créateurs et développeurs consistait à moissonner l’internet. Transformant en graphiques des renseignements glanés sur le web, le très beau site de Jonathan Harris, « I Want You To Want Me », rendait visible, en temps réel, les mouvements et échanges entre membres de divers sites de rencontres.

Les « Google Earth mashups » permettaient de visualiser, sur une même carte, des données les plus inattendues, tels les lieux où des crimes passionnels avaient été commis à Chicago au mois de juin dernier, les night clubs pour punks à Washington, les cratères sur Mars, ou les adresses des marchands de vin ouverts la nuit à Toronto.

D’autres ébauches, à la frontière entre science et science fiction, tiraient parti des interfaces informatiques des « Fab labs » pour illustrer des mouvements jusque là invisibles, comme la chorégraphie d’un papillon de nuit autour d’une ampoule électrique, ou le geste d’un designer traçant dans l’espace la forme d’une table ou d’une chaise.

« New City », une des installations les plus ambitieuses de l’exposition, était un environnement interactif dans lequel on pouvait pénétrer pour visualiser des formes d’urbanisme à l’échelle planétaire, évoquant des univers utopiques jusque là inconcevables.

Créé par Yugo Nakarama, le site internet de "Design and the Elastic Mind", encore consultable en ligne, est une caverne d’Ali Baba qui recèle des centaines d’idées et de projets remettant en cause la normalité du quotidien. L’interface, sur fond noir, est facile à naviguer, et sa mise en page spacieuse offre au regard des zones de repos qui contrastent agréablement avec la densité des informations présentées.

D’après Antonelli, rares sont les graphistes qui, comme Nakarama, sont de brillants « interprètes d’une réalité qui ne peut être perçue que dans une dynamique de vie. »  Elle est à la recherche de designers qui conçoivent leur métier comme une forme d’ingénierie de l’attention : des créateurs qui savent tirer parti de la manière dont le cerveau scanne les informations graphiques pour en décrypter le contenu.

Parlez-moi d’amour

Pour sa prochaine exposition, "Talk To Me", elle a l’intention de mettre en évidence l’importance de l’interface entre les objets et leurs utilisateurs. Un blog documente le processus de recherche d’objets, produits, outils, instruments, jeux, applications, diagrammes, artefacts, sites, logiciels ou programmes qui répondent, réagissent, dialoguent et communiquent avec leurs usagers.

On y découvre entre autres une fascinante histoire du bouton/interrupteur et une description d’un jeu de dominos électrifiés développé en 1967 par Dieter Rams et Jurgen Greubel pour enseigner aux futurs électriciens les rudiments de leur métier.

L’ère post-numérique veut faire de l’informatique une science humaine. Pour Antonelli, l’outil, jusqu’ici considéré comme un prolongement de la main et du cerveau, doit aussi devenir une extension du cœur.

Pour elle « acquérir » l’arobase était un geste poétique, un acte gratuit sans conséquence juridique — une manière d’endosser la notion de « logiciel libre » et ses valeurs : transparence, non-discrimination, solidarité, créativité et liberté d’utilisation. Dans le monde qui est le sien, les données les plus abstraites se sont métamorphosées en formes autonomes, tactiles, dynamiques et fluides.

Il reste cependant un espace non-virtuel aussi dynamique que la blogosphère : c’est la rue. «  Je me sens bien dans la rue, dit-elle. Là le graphisme y vit en liberté. Les formes vernaculaires, aussi laides soit-elles, font preuve d’une vitalité étonnante. »

Que ce soit la signalétique, les graffiti, les tags, les plans de métro, les kiosques à journaux, les devantures, les enseignes, les panneaux publicitaires, les affichages sauvages, les bus placardés de pubs, les logos sur les vêtements des passants, les marques sur les camions de livraison, ou même les belles affiches — tout ce graphisme qui anime la voie publique lui va droit au coeur.

Antonelli ne voit pas pourquoi l’internaute, tout comme le piéton, ne pourrait pas parcourir la ville numérique à la recherche d’informations mais aussi de rencontres fortuites, de découvertes inattendues et d’émotions insoupçonnées.


1/12 - En 2010, Paola Antonelli a acquis l'arobase pour la collection du design du MoMA

1/12 - En 2010, Paola Antonelli a "acquis" l'arobase pour la collection du design du MoMA

2/12 - Très remarquée: une rétrospective de l'oeuvre de Ron Arad au MoMA, 2009

2/12 - Très remarquée: une rétrospective de l'oeuvre de Ron Arad au MoMA, 2009

3/12 - Par Yugo Nakarama, le site de l'exposition Design and the Elastic Mind, 2008

3/12 - Par Yugo Nakarama, le site de l'exposition "Design and the Elastic Mind", 2008

4/12 - Geoffrey Mann: la vision 3D d'un papillon de nuit autour d'une ampoule électrique, 2005

4/12 - Geoffrey Mann: la vision 3D d'un papillon de nuit autour d'une ampoule électrique, 2005

5/12 - William M. Shih: un exemple de visualisation de données scientiques, 2004

5/12 - William M. Shih: un exemple de visualisation de données scientiques, 2004

6/12 - Par Nokia, prototype de Morph, un téléphone portable translucide, flexible, et étirable.

6/12 - Par Nokia, prototype de "Morph", un téléphone portable translucide, flexible, et étirable.

7/12 - JooYoun Paek: un instrument de musique sur le principe de l'origami, 2007

7/12 - JooYoun Paek: un instrument de musique sur le principe de l'origami, 2007

8/12 - Rachel Wingfield et Mathias Gmachl: une sculpture qui capte l'énergie solaire, 2003

8/12 - Rachel Wingfield et Mathias Gmachl: une sculpture qui capte l'énergie solaire, 2003

9/12 - Jonathan Harris: une installation qui visualise les données d'un site de rencontres, 2007

9/12 - Jonathan Harris: une installation qui visualise les données d'un site de rencontres, 2007

10/12 - Joris Laarman: la Bone Chair  qui s'inspire de la structure du squelette, 2006

10/12 - Joris Laarman: la "Bone Chair" qui s'inspire de la structure du squelette, 2006

11/12 - Crispin Jones: Tengu, un objet qui réagit aux sons produits par un ordinateur, 2009

11/12 - Crispin Jones: "Tengu", un objet qui réagit aux sons produits par un ordinateur, 2009

12/12 - Etienne Mineur reinvente  une interractivité ludique entre le papier et l'écran, 2010

12/12 - Etienne Mineur reinvente une interractivité ludique entre le papier et l'écran, 2010