Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Le frisson cognitif

Ink, mai 2009


A mi-chemin entre formules mathématiques et idéogrammes, les textes s’effacent au lieu de s’inscrire.

L’univers est plein de magie attendant patiemment que notre esprit s’éveille, avait écrit Eden Phillpotts en 1918. Aujourd’hui, la formule de cet écrivain britannique semble de plus en plus pertinente. Partout, que ce soit au sujet de l’art, du chômage, ou de la petite enfance, on parle de «réenchanter le quotidien».

Tandis que la période postmoderne s’était évertuée à désacraliser le monde, l’ère du numérique est en train de raviver notre capacité à l’émerveillement. L’engouement des jeunes générations pour la science fiction et le surnaturel est révélatrice de cette tendance. Toutefois, délaissant les effets spéciaux et les technologies de pointe, les artistes s’aperçoivent ces derniers temps que le moyen le plus radical pour conjurer l’invisible et le merveilleux n’est pas la prestidigitation.

Ils découvrent un procédé beaucoup plus efficace : la lecture. Lire, cette activité qu’on croyait en voie de disparition, se retrouve au cœur des expériences d’avant-garde les plus prometteuses.

Une récente rétrospective de l’œuvre de l’américaine Jenny Holzer au Whitney Museum de New York, réaffirme l’importance de la lecture dans les pratiques artistiques contemporaines. Y sont exposés de monumentaux dispositifs d’affichage électronique sur lesquelles elle fait défiler des aphorismes qui se dérobent à la vue à mesure qu’on les déchiffrent.

« Protéger moi de mes désirs. » « Soyez généreux, vous aurez toujours le temps d’être cruel plus tard. » Les textes de Jenny Holzer déferlent en vagues successives, à la limite de la visibilité, leur lecture provoquant une forme d’ivresse proche du recueillement.

Jenny Holzer est également présente à Paris, dans l’Espace culturel Louis Vuitton sur les Champs Elysées, en compagnie d’autres artistes contemporains pour qui la lecture est aussi une forme d’interrogation. Intitulée « Ecritures Silencieuses », l’exposition met en exergue de mystérieuses tablettes en provenance de l’Ile de Pâques dont les glyphes sont restés indéchiffrables depuis leur découverte au XVIIIème siècle.

Une quinzaine de plasticiens ont été invités à exposer des œuvres sur le thème de l’illisibilité, parmi eux Holzer, mais aussi Charles Sandison Barbara Kruger et Ni Haifeng. Les exercices typographiques qu’ils proposent sont aptes à surprendre et fasciner les clientes de Vuitton qui s’aventurent dans cette galerie, au dernier étage du magasin.

Sandison utilise sa maîtrise des outils numériques pour «Crypozoology», une hallucinante projection où les mots se déplacent tels des spermatozoïdes cherchant à féconder le cerveau de lecteurs.

Kruger investit une petite rotonde avec des citations animées de Roland Barthes, Aimé Césaire ou Voltaire qui condamnent cette société d’affluence dont son hôte, Vuitton, est le symbole même.

Ni Haifeng offre une vidéo de ses fameuses calligraphies indéchiffrables (Nonsense Calligraphy). A mi-chemin entre formules mathématiques et idéogrammes, ces textes cabalistiques, projetés à rebours, s’effacent au lieu de s’inscrire.

L'esthétique de l'inconfort

Cet «indicible» que ces plasticiens s’efforcent de cerner est d’autant plus émouvant qu’il est présenté ici avec un cynisme délibéré. En effet, non exposée, mais toute aussi présente, est l’écriture muette de Vuitton dont la typographie LV, mille fois réinterprétée et renouvelée sur des produits de grand luxe, est criante, voir même criarde.

Mais aujourd’hui, pour un mécène comme Vuitton, donner la parole à l’art contemporain c’est s’exposer à des contresens et embarras qui ne sont pas forcément gênants. L’inconfort, de nos jours, fait partie du langage artistique d’avant-garde. 

Un des derniers projets du plasticien Antoine Schmitt explore cet inconfort qui dispose à la réflexion. « Time Slip » est un sobre exercice typographique qui apostrophe avec très peu de moyens. Comme Holzer, il fait défiler des textes, mais les siens sont des informations transmises par des agences de presse qu’un programme informatique traduit instantanément et automatiquement du présent au futur.

Passées en revue en temps réel, ces brèves deviennent de troublantes prédictions. « Quatre touristes vont être tués par une bombe et trois grièvement blessés… La bourse a New York va perdre 5.2 aujourd’hui… Le thé vert va être préconisé contre le cancer… ». Devenu sibylle, le lecteur se prend à frissonner malgré lui.

Tout comme les plasticiens, le jeunes graphistes découvrent que la typographie, quand elle dérange, est un moyen de communication beaucoup plus fort que lorsqu’elle rassure. Le miracle de cette lecture contrariée est le sujet d’une étonnante installation de Nadine Grenier étudiante à l’ESAD de Strasbourg.

«O’Clock» est une typographie modulaire composée de plus de 500 petites horloges dont les trois aiguilles s’alignent pour former un texte qui n’est lisible que deux fois par jour : « Le temps passe et chaque fois qu’il y a du temps qui passe, il y a quelque chose qui s’efface ». Ici les minutes s’égrainent et les heures tournent dans l’attente de ce bref instant pendant lequel l’œil pourra percevoir l’invisible présence d’une terrifiante réalité.

Lire un texte est une opération qui demande un effort de concentration très particulier. Apparemment, ce travail de déchiffrage est si intense qu’il laisse une impression dans le cerveau. On se souvient de ce qu’on a lu car l’information a été littéralement «imprimée» dans notre mémoire par la pression de notre attention. L’euphorie que l’on peut ressentir devant une belle page typographique, aux caractères légèrement en relief, vient probablement du fait que la dimension tactile de l’objet est le reflet d’une réalité intérieure. 

Le travail typographique de David Pearson pour Penguin « Great Ideas » qui met en valeur les titres des livres en accentuant le bosselage et repoussage des lettres, exploite cette résonance quasi-neurologique entre néocortex et papier. 

Lire et plaisir

Aujourd’hui, les typographes semblent s’intéresser plus particulièrement à ce qui se passe lorsque le texte provoque chez les lecteurs ou les spectateurs ce frisson cognitif qui transforme la lecture en une expérience physiologique. La grande différence entre la démarche d’un plasticien et celle d’un graphiste est la nature de cette réaction physiologique : les premiers jouent avec le malaise, les seconds jonglent avec le plaisir. Bonne nouvelle !

Cette magie de l’univers qu’évoquait Phillpotts n’effarouche apparemment pas les graphistes. Laissant aux artistes le soin de nous incommoder, ils (et elles) essaient de nous enchanter.

Le précis de conjugaisons ordinaires de David Poullard est dans cette catégorie. Nous inviter à redécouvrir le sens des mots dans des expressions courantes n’est pour lui qu’un prétexte. Son objectif est de nous faire sourire. (et quoi de plus physiologique que le sourire ?)

Flirtant avec l’illisibilité tout en restant déchiffrable est la stratégie de Fanette Mellier pour le Parc Saint Léger. Sa signalétique, à la fois bonhomme et impertinente, nous fait soupirer d’aise.

Autre stratégie savoureuse, celle de Jocelyn Cottencin. Il propose d’investir les murs des villes avec des phrases dont les mots sont laissés en blanc sur un fond végétal, comme si des plantes grimpantes s’étaient évertuées à contourner des espaces vides pour nous faire passer des messages cryptiques sur l’environnement.

Quant à l’installation  «Nimportenawawak» de Pierre di Scuillo son but est de clouer les gens sur place, bouche bée, humour aguerri, œil brillant, et sourcils froncés.

La typographie, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui par une génération d’artistes et de graphistes conscients de la prééminence du non-dit sur le dit, est en train de s’intérioriser pour devenir l’expression d’une invisibilité qui n’est observable que par la lecture.


1/6 - Le numéro 4 de la revue Ink en collaboration avec l'ESA de Lorient

1/6 - Le numéro 4 de la revue "Ink" en collaboration avec l'ESA de Lorient

2/6 - Contrarier la lecture pour révéler l'invisible

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3/6 - Cinq mille sept cent vingt T, par Jeremy Hall

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4/6 - Le Prada Font Club encourage la création typographique

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5/6 - Des p'tites lettres en pierre par Benjamin Vesco

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6/6 - Typografreak: On ne dit pas... par Aurélien Jeanney

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