Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


La parole retenue

Etapes, mai 2005


Les gens qui s’occupent des mots et ceux qui s’occupent des images sont comme chiens et chats.

Pour être graphiste, il faut aimer les mots. Sinon on devient illustrateur, peintre, ou photographe. Ce matin même, un ami illustrateur me téléphonait pour se plaindre qu’un rédacteur avait cru bon d’ajouter une légende à un de ses dessins pour le rendre plus compréhensible.

Il était outré. D’habitude, je n’aurais rien dit. Un illustrateur, c’est quelqu’un de très fragile. Mais puisque que j’étais justement en train d’écrire sur le sujet de la parole dans le monde de l’image, je me suis permis une petite remarque.

“Parfois un mot peut introduire un certain décalage qui ne nuit pas forcément au dessin, ou qui même peut renforcer son ambiguïté,” lui dis-je timidement. “L’illustration ne fonctionne pas dans le dit, mais dans le non-dit, répliqua-t-il catégoriquement. Sinon c’est de la bande dessinée!”

Ah, la parole, comme on s’en méfie — et avec raison. Dans le monde de l’image, prendre la parole est trop souvent un acte commercial. Je pense d’abord aux textes, souvent très beaux d’ailleurs, écrits par les critiques d’art. Leur but inavoué et parfois inconscient est de créer un marché pour l’oeuvre d’art dont ils parlent.

Les théories sur la peinture, que ce soit des manifestes de peintres ou des analyses pédagogiques, ont souvent été motivées par un désir de justification, pour que l’artiste soit accepté dans la société comme un producteur à part entière—même si sa production est jugée poétique.

Publier ou périr

Le discours fait maintenant partie intégrante de l’acte créatif. Il ne suffit plus de savoir faire, il faut savoir aussi en parler. Déjà, l’enseignement au Bauhaus était autant visuel que théorique, une des raisons de son prestige.

De nos jours, dans toutes les universités américaines, les professeurs d’art, comme tous leurs collègues, sont tenus de faire publier le résultat de leur élucubrations sous forme d’articles dans des revues spécialisées. La formule “Publish or Perish” (Publier ou Périr) décrit bien la pression économique qui pousse les enseignants américains à se faire valoir par l’écrit, et, par extension, à faire valoir l’institution qui paie leur salaire et leur octroie un titre académique.

Avec ce système, même ceux qui ont pour mission d’apprendre à leurs élèves à voir, et à regarder, doivent devenir, bon gré mal gré, des producteurs de textes érudits. Le style didactique qui est de mise dans ce genre de prose ne fait que renforcer l’impression qu’il y a une irréconciliable différence entre image et mot.

Comme la peinture, qui, à force de théories, a fini par accéder au statut de “littérature”, le graphisme de nos jours cherche à se faire reconnaître comme une discipline dont la dimension n’est pas seulement professionnelle. Pour cela, il lui faut des textes! Mais qui va les écrire et qui va les publier? De plus — et c’est cela la grande question pour moi — qui va les lire? Une autre comparaison avec la peinture peut encore éclairer le sujet. Avec la peinture, on veut en savoir plus.

Le récent succès du livre du romancier Dan Brown, Da Vinci Code, en est la caricature. Quatre cent quatre vingt pages. Vingt-cinq millions de lecteurs dans le monde entier. Quarante-quatre traductions. Pourquoi tant de gens s’intéressent-ils à cette longue leçon d’histoire de l’art très controversée? Parce qu’il y a un mystère.

A part leur signature et parfois une date, les peintres utilisent une iconographie sans mots. Il faut souvent être détective pour retrouver le nom du commanditaire et les conditions dans lesquelles l’oeuvre a été faite. Pour comprendre la peinture — pour la décoder —, le public a besoin d’explications.

Dans les expositions de peinture, les gens s’agglutinent devant les textes qui donnent, en quelques paragraphes, un aperçu sur la vie de l’artiste et le contexte de son oeuvre. Ceux qui, comme moi, veulent découvrir les tableaux avant de savoir ce qu’il faut en penser, doivent se frayer un chemin dans la foule docile de ces lecteurs de commentaires. J’ai souvent tort d’ailleurs.

On gagne beaucoup à regarder la peinture avec l’oeil averti de quelqu’un qui comprend les données historiques qui ont influencé le travail du peintre.

Image graphique = Espéranto

Ce n’est pas le même cas pour le graphisme. Une image graphique est une image qui, par définition, contient sa propre explication. Quelques mots suffisent: on voit tout de suite que c’est une affiche qui annonce une pièce de théâtre de Molière, la boite d’un parfum de Calvin Klein, le nouveau CD de Carla Bruni, ou une invitation à une exposition de jeunes artistes coréens.

Même Raymond Savignac, dont les affiches minimalistes frappaient par leur élégance lapidaire, livrait le comment et le pourquoi de son illustration avec des mots. Sa fameuse publicité pour Aspro, par exemple, montre un homme au visage crispé dont le haut de la tête est percé d’un tunnel embouteillé de voitures.

Mais ce qui donne à cette composition dépouillée son dynamisme, c’est la présence discrète du mot “vite” placé au-dessus du logo. Ces quatre petites lettres nous invitent à visualiser le soulagement du personnage dès qu’il aura avalé son cachet d’aspirine.

Les consommateurs d’images graphiques ne ressentent pas le besoin qu’on leur dise de quoi il en retourne. Ils ne seront jamais lecteurs de textes sur le sujet. La langue du graphisme, ils la parlent couramment, qu’ils vivent dans les favelas de Rio ou les ghettos de Tbilisi, les banlieues de Doha ou les faubourgs de Pretoria. Les logos, les affiches, les pubs, les emballages, les prospectus, c'est ça leur espéranto. 

Quand mon ami illustrateur s’indigne qu’on veuille rajouter une légende à son illustration, il réagit comme un consommateur de graphisme.

Pour lui, le contexte dans lequel son dessin doit être publié (un article sur le prix du pétrole dans un journal d’économie) dit tout ce qu’il y a à dire. Rajouter un commentaire serait nier l’efficacité de son illustration dont le rôle est justement d’illustrer (d’illuminer) le texte. Une légende serait donc, pour lui, en tant que professionnel, un constat de faillite.

La magie du décalage

Pour moi, au contraire, la légende d’une illustration agrandit le champ de vision de l’observateur. Le décalage entre le mot et l’image est un espace magique dans lequel l’image trouve une nouvelle dimension.

Pour reprendre l’exemple du roman de Dan Brown, si l'on regarde la couverture avec attention, on se rend compte que le mot “Roman” est le mot clef. Bien qu’il ne fonctionne que comme une légende pour l’ensemble de la composition graphique, il fait basculer l’illustration (un détail de La Joconde, le tableau le plus banalisé de Léonard de Vinci) dans le monde de la fiction et du mystère.

Une autre légende pourrait influencer l’image différemment. Par exemple “Qui est cette femme? La réponse est au dos du tableau” et aussitôt on imagine la pièce au Louvre où La Joconde est exposée et on se demande comment on pourrait retourner le tableau. Ou bien cette autre légende: “Complots, corruption, orgies… Un grand roman policier” et le portrait de Mona Lisa apparaît sous un éclairage sinistre.

Commenter une image graphique est une manière de l’éclairer. On pourrait décrire le travail du graphiste comme celui d’un électricien qui dirige le regard du spectateur en illuminant des mots choisis, judicieusement placés soit sur des images, soit sur des surfaces visuelles.

Certains mots, grâce à leur typographie ou à leur pouvoir évocateur, ont fonction d’images. Là aussi le graphiste doit faire un choix (prendre la parole, en quelque sorte) pour attirer l’attention sur tel ou tel aspect d’un mot, d’une légende ou d’un texte.

Mais voilà, dans le monde occidental, les gens qui s’occupent des mots et ceux qui s’occupent des images sont comme chiens et chats. C’est culturel, mais c’est aussi physiologique. Différentes parties du cerveau traitent ces questions; les images à droite, les mots à gauche. Par bonheur, c’est cela qui fait du graphisme un métier étonnant.

Les graphistes ont la chance de pouvoir empiéter sur deux domaines à la fois: le visuel et le mental. Mais ils doivent se battre pour avoir droit aux mots. J’en ai fait l’expérience en côtoyant dans ma vie professionnelle des rédacteurs avec qui j’avais des relations quelque peu crispées. Comme directeur artistique de magazines, j’étais tenue à une distance respectueuse du texte qui n’était pas censé être de mon domaine.

J’ai galéré pendant quinze ans avant de m’apercevoir que c’était de ma faute. On ne me donnait pas la parole parce que je ne savais pas la prendre.

Circonstances atténuantes, je vivais aux Etats-Unis et travaillais dans une langue qui n’était pas la mienne. En bonne française, je m’efforçais aussi d’être rationnelle dans mes explications. J’employais la méthode déductive, qui implique un long raisonnement, au lieu d’utiliser la méthode inductive, qui consiste à présenter les conclusions avant l’argumentation.

On me taquinait. “On te demande l’heure, et tu nous expliques comment marchent les pendules,” me disaient mes collaborateurs américains, résumant ainsi le style des mes propos, toujours trop longs à leur goût.

Ecrire pour réfléchir

J’ai ouvert des livres de grammaire; je me suis acheté des dictionnaires; j’ai pris des cours de diction. Bientôt j’étais invitée à parler dans des conférences, interviewée à la radio, sollicitée pour faire partie du jury dans des compétitions. Mais surprise — au lieu de devenir une graphiste distinguée et respectée, comme je l’espérais, j’ai été licenciée. Pour mon rédacteur en chef, j’étais devenue trop encombrante, je voulais partager avec elle le pouvoir des mots.

De dépit, j’ai abandonné le graphisme et me suis mise à écrire. Dans cet exercice nouveau pour moi, j’ai découvert à quoi sert la parole: non pas à dire, mais à réfléchir. Soyons honnête: on parle pour s’entendre parler; on écrit pour pouvoir se lire. Il n’y a pas de mal à ça: plus qu’à communiquer, les mots servent à penser.

Quand on assimile le graphisme à la communication visuelle, on lui retire une partie de son pouvoir. Les oeuvres graphiques les plus belles sont celles qui font réfléchir.

"Communiquer” est un euphémisme pour “vendre.” Ma méprise avait été d’utiliser la parole pour me vendre. Ce nouveau bagout, au lieu de m’en servir pour parler aux autres, j’aurais dû le garder pour moi-même, comme moyen de mettre de l’ordre dans mes idées.

De retour en France, je suis étonnée d’apprendre que la plupart des graphistes étayent leurs présentations de longs exposés didactiques qui servent ensuite de base à leurs clients pour évaluer les projets et en faire, si nécessaire, une critique constructive. Je me demande si les graphistes ne font pas là une erreur semblable à celle que j’ai faite. Les démonstrations les plus brillantes ne sont pas les plus convaincantes.

Ce qui me ramène à ma question initiale: Ecrire c’est bien joli, mais qui va nous lire? Aux Etats Unis, presque la moitié des textes sur le graphisme sont écrits par un seul homme, Steven Heller, qui est un des directeurs artistiques du New York Times. Il est si prolifique, il en devient étourdissant.

Tous les sujets sont bons pour cet auteur et collectionneur talonné par une curiosité avide: la vie et l’oeuvre de Paul Rand, l’art de la satire politique, l’histoire du svastika, les magazines d’avant garde, les affiches cubaines — en tout il a écrit plus de 80 livres sans compter les articles. A force de voir son nom un peu partout, les gens du métier finissent par ne plus le lire. Devrait-il ralentir sa production littéraire pour nous laisser le temps de souffler et de nous mettre à jour? 

Je ne crois pas. Qu’importe si on le lit. La valeur de son travail ne se mesure pas par le nombre de ses lecteurs mais par la masse d’idées qu’il a commencé à classer. Il est encyclopédiste plus que communicateur.

Il ne cherche pas à expliquer le graphisme mais à se constituer un contexte qui lui permet d’y réfléchir. Finalement, dans le monde de l’image, la parole est le médiateur entre le dit et le non-dit — pour reprendre les termes employés par mon ami illustrateur. Mais le non-dit du graphiste n’est pas un manque de parole mais une parole retenue. C’est là l’art de la chose.

Comme disait Jacques Derrida à un interviewer qui lui posait une question sur sa vie personnelle: “Je me réserve le droit de ne pas parler de ce dont je ne parle pas.”