Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


La cryptographie de Chip Kidd

Etapes, décembre 2004


Regarder une couverture de livre, c’est comme regarder la télévision sans le son.

“Tu travailles pour son publiciste?” me demande une amie graphiste quand je lui avoue que j’écris un article sur Chip Kidd. Comme la plupart des designers américains, elle est persuadée que la réputation dont jouit Kidd est le produit d’une self-promotion forcenée. Pourtant, j’en suis témoin, cet enfant terrible de l’édition, dont les couvertures étonnent par leur inventivité, n’a pas derrière lui une formidable machine médiatique.

Néanmoins, alors qu’il n’est qu’un directeur artistique parmi tant d’autres qui ont autant de talent que lui, il est traité dans la presse comme une superstar. Travaillant depuis 1986 à Knopf, la prestigieuse maison d’édition new-yorkaise, son nom est fréquemment associé à celui d’auteurs à la mode.

Il faut bien dire que les couvertures de livres signées Chip Kidd sont souvent des best-sellers. Est-ce pure coïncidence? Certains le pensent. D’autres attribuent son succès au fait que Chip, dont l’allure bon-écolier cache un tempérament chahuteur, possède l’instinct infaillible de quelqu’un qui fait corps avec son époque.

En effet, doué d’une sensibilité post-moderne à fleur de peau, Chip est un virtuose de l’illogisme — du non-sequitur dissonant. Capable de créer d’étranges juxtapositions de mots et d’images, il donne à ses couvertures une dimension équivoque qui suggère plus qu’elle ne révèle.

Ce flou ambigu incite les lecteurs à utiliser leur imagination et, du même coup, à s’approprier le titre, ce qui les dispose à acquérir le livre. Une formule qui semble porter ses fruits, c’est un art plus qu’une science.

Les quelques designers qui essaient d’imiter cette approche n’obtiennent pas toujours les mêmes résultats. Leurs collages d’images et de mots ont rarement cette qualité troublante et presque perverse qui caractérise les compostions graphiques de Chip Kidd.

De là à imaginer que Chip est un gourou de la culture contemporaine, il n’y a qu’un pas. Les journalistes sollicitent son opinion dès qu’il s’agit de tendances actuelles. Ses commentaires sont toujours amusants avec juste ce qu’il faut d’irrévérence pour être mis en exergue.  Influencé par les auteurs qu’il côtoie quotidiennement, Chip a pris goût à l’écriture.

Non seulement rédige-t-il des articles sur le design dans des magazines spécialisés, il écrit aussi pour des journaux à grand tirage comme le New York Times. Il y a deux ans, il a même publié un roman, The Cheese Monkeys, qui s’est bien vendu. Cette facilité apparente pour la littérature ne fait que renforcer les préjugés de ses collègues graphistes qui l’accusent, peut-être à juste titre, de vouloir se rendre intéressant à tout prix.

“Les graphistes ne sont pas respectés, avoue-t-il récemment. Mais un graphiste qui écrit des livres ne passe pas inaperçu.”

Technique de la bande dessinée

Pour comprendre le talent de Chip, il faut remonter à son enfance. Dès son plus jeune âge, il est obsédé par Batman, le super-héros de DC Comics. Il collectionne les jouets, les figurines, les déguisements, les accessoires, et bien sûr les bandes dessinées.

Comme l’explique Scott McCloud, auteur du livre-culte Understanding Comics, les véritables héros des BDs ne sont pas les personnages, mais les cases. La formule narrative, qui consiste à utiliser une séquence de cases, stimule l’imagination du lecteur en l’obligeant à combler le vide entre chaque image.

“L’espace entre les cases est un lieu magique qui est au coeur même du mystère des bandes dessinées, écrit-il. C’est dans ces limbes que l’imagination prend son essor et combine deux images pour n’en faire qu’une.”
 
Avec leurs patchworks d’images, les couvertures de Chip Kidd mobilisent de la même manière que les bandes dessinées. Ses montages mettent en scène des éléments typographiques et photographiques qui ne trouvent leur sens que dans l’esprit de l’observateur qui s’efforce à inventer une corrélation entre mots et images.

Sur la couverture de Cat Chaser par Elmore Leonard, par exemple, Chip affiche l’image d’un méchant bouledogue; pour illustrer une traduction moderne du Nouveau Testament, il a choisi la surprenante photo d’un cadavre au regard étrangement serein. Etablir la relation chien/chat du Cat Chaser ou mort/résurrection du Nouveau Testament ne demande qu’une fraction de seconde. Mais c’est suffisant pour transformer ce qui n’était au départ qu’une séquence visuelle en une séquence temporelle.

Le temps investi dans cet acte créatif est ce qui le rend mémorable. On se souvient des couvertures de Chip Kidd parce qu’on garde en soi le souvenir de ce moment de prise en charge de la communication.

Sans rapport avec les exercices Dada, cette technique rappelle plutôt les principes énoncés par les sciences cognitives. En effet, d’après les théoriciens de la cognition, nous acquérons nos informations par à-coups, tant bien que mal, en comblant des lacunes, en raccordant des illogismes, et en joignant bout à bout des fragments de connaissance disparates et souvent contradictoires.

Pour Chip Kidd, c’est l’évidence même. Il opère avec la certitude que nous décodons continuellement des signes, sélectionnant à l’aveuglette ceux qui nous parlent et éliminant ceux qui nous gênent.

“Regarder une couverture de livre, c’est comme regarder la télévision sans le son, explique-t-il. On interprète les moindres détails pour se faire une opinion. On extrapole, on infère, on déduit. Dans la même image, on peut voir des signes de bon augure ou des indices funestes.”

Plutôt que d’aider le lecteur dans ce travail de détective, Chip préfère brouiller les pistes pour rendre l’exercice de décodage plus intéressant.

Les images qu’il choisit sont souvent floues, partiellement obstruées par la typographie tranchées en deux, ou tellement agrandies qu’elles deviennent illisibles. Si les titres ne cachent pas la partie la plus intéressante de la photo, les personnages sont décapités ou présentés la tête en bas.

Romans ou reportages?

Toujours à la recherche de l’ambigu, Chip Kidd s’est appliqué à abolir la distinction entre un ouvrage de fiction et de non-fiction. Il est un des premiers graphistes qui a osé traiter de la même manière un roman et un reportage, une biographie ou un recueil de poèmes.

Ce gommage des codes graphiques est survenu au bon moment, alors que les maisons d’édition américaines découvraient le pouvoir du marketing, vantant leurs livres non plus comme des oeuvres littéraires, mais comme des produits de consommation. 

La grande innovation de Chip Kidd au début de sa carrière a été de faire usage de la photographie là où d’autres auraient employé l’illustration. Pour lui, l’avantage principal de la photo était de présenter les ouvrages sous un jour contemporain, presque journalistique, avec toute l’urgence de l’instantané et du “vrai”.

Contrairement à l’illustration, traditionnellement réservée aux romans, la photographie donnait à ses livres, quels que soit leur sujet ou leur genre, une aura de réalisme, et donc d’actualité. Parallèlement, dans les magazines, l’illustration perdait aussi du terrain, au profit de la photographie qui laissait entendre que l’article était basé sur des faits, et non sur des théories.

Renforçant cette tendance, il faut noter qu’à cette époque, au début des années quatre-vingt-dix, les agences de stock commençaient à offrir un large choix de photos “d’art” (souvent en noir et blanc) à des prix modiques.

Pour les graphistes, qui contrairement aux directeurs artistiques de magazines ont rarement les budgets nécessaires pour passer des commandes à de grands photographes, ces stocks constituaient une aubaine inattendue leur permettant de faire des maquettes rapides et attrayantes—sans grandes dépenses préalables.

Au lieu de chercher son inspiration dans l’inventaire des agences de photographie, Chip a toujours préféré l’impromptu. Ses premières couvertures photographiques utilisaient des épreuves dénichées par hasard chez des brocanteurs ou des marchands de cartes postales anciennes.

Parfois il photographiait des objets trouvés—vieux jouets, statuettes kitch, portraits de famille oubliés. A sa vaste collection d’objets Batman, exposés sous vitrine dans sa garçonnière perchée parmi les gratte-ciels de Gotham (Le Manhattan de Batman), il ajoutait ses autres trouvailles, qui, un jour ou l’autre, il en était sûr, viendraient enrichir l’iconographie de la couverture d’un roman de John Updike ou d’une biographie de Jean Genet.

Le livre objet

En vrai amateur d’objets, sensible aux formes et aux matières, Chip cherchait à traduire sur papier la dimension tactile des choses. Une rencontre fortuite avec un jeune photographe, Geoff Spear, marqua le début d’une collaboration féconde entre ces deux hommes aux tempéraments si différents.

Technicien des gros plans, spécialiste du clair-obscur, coloriste raffiné, travailleur acharné, Geoff Spear se fit l’interprète de la vision sensuelle de Chip Kidd. Plus que des documents, ses photos sont des panégyriques. A travers son objectif, elles deviennent presque cinématographiques, animées d’une émotion nouvelle. Imprimées sur les couvertures de livres, elles transforment les ouvrages en objets qui attirent non seulement le regard mais aussi la main.

Encouragé par les photos de Geoff Spear, Chip traite maintenant ses couvertures de livres comme des sculptures. A vrai dire, les surfaces plates l’ennuient. Il tire parti des dos, des rabats, des encartages, en même de la tranche des feuilles de papier.

Pour son premier roman, The Cheese Monkeys, il a utilisé toutes ses astuces, allant même jusqu’a imprimer sur la tranche du livre un double message cryptique à peine lisible: “Good is Dead” d’un coté et “Do You See?” de l’autre.

Dans la plupart des cas, la typo et les illustrations sont mises au service de ce désir de tridimensionnalité. Des trompe-l’oeil créent des volumes en bosses ou en creux. Les titres deviennent des cavités crâniennes ou des bouts de fer rouillés. Des trouées font découvrir des perspectives insoupçonnées. Des effets de papiers collés ajoutent de fausses épaisseurs. Griffures, cassures, et déchirures fictives sont aussi mises à contribution pour donner aux livres l’allure de bibelots bien patinés.

Le talent de Goeff a aussi permis à Chip de donner libre cours à sa passion de collectionneur. Ensemble, ils ont rassemblé et photographié des centaines de bandes dessinées dans leur édition originale de manière à traduire la qualité du papier, de l’encre, et de l’impression.

De même pour les figurines, les jouets, les affiches, et les objets de promotion qui, depuis l’après-guerre, alimentent le culte des super-héros américains: Batman, Superman, Cat Woman, Plastic Man, sans oublier bien sûr Charlie Brown, l’anti-héros de Peanuts. Le résultat de ce monumental travail d’archives est une série d’anthologies mises en page (ou plutôt mises en scène) par Chip qui démontre là toute sa verve graphique.

Le designer-auteur

Bien qu’employé à plein temps par Knopf, sous la direction de Carol Devine Carson, un designer de grand talent, Chip Kidd trouve le temps de travailler indépendamment à son compte pour d’autres maisons d’éditions (C’est un arrangement qui est courant aux Etats-Unis dans cette industrie où les designers sont notoirement mal payés).

Il cumule les commandes, mais aussi les emplois. Tantôt directeur artistique, il joue aussi les rôles d’éditeur, de conseiller de la publication, de chargé de fabrication, de journaliste, voir même de représentant pour les artistes qu’il admire. Peu conformiste, ce “Renaissance Man” invente pour son plaisir une nouvelle profession, celle de designer-entrepreneur.

Très recherché, Chip n’accepte que les livres qui l’intéressent, ou les clients qui lui permettent d’expérimenter. Pour une petite compagnie japonaise, Vertical, il crée des couvertures qui sont de stricts exercices graphiques, plus Zen que Pomo.

Pour un autre éditeur, il est directeur artistique d’une collection de recueils de poésie pour laquelle, avec le designer Mark Melnick, il a imaginé une série de sigles mystérieux qui combinent les noms des poètes avec ceux de leurs éditeurs attribués. Et pour Pantheon, une division de Knopf, il rempli aussi des fonctions diverses, en particulier celle d’éditeur de livres-romans en bandes dessinées, ces “graphic novels” par des artistes comme Chris Ware, Daniel Clowes, Ben Katchor, Charles Burn et Mark Beyer dont le chef de file est Art Spiegelman.

Et puis, il y a toutes ces anthologies de comics, pour lesquelles il écrit parfois l’introduction ou le texte.

Impliqué dans tant de projets, avec toujours au moins une vingtaine de livres en phase de développement, des articles en cours, et de multiples conférences sur le design où il est invité à parler, Chip consacre peu de temps à la rédaction de son deuxième roman. Mais, à peine écrits, les premiers chapitres ont été sérialisés par le grand quotidien USA Today, preuve supplémentaire de la fascination de la presse pour Chip Kidd.

Comment explique-t-il que tout lui réussit? “Je n’ai pas de grand dessein, dit-il. Je vis au jour le jour, livre par livre, un pied devant l’autre.” Toujours curieux mais facilement distrait, il ne se pose pas de questions inutiles. “J’ai la chance de m’appeler Chip Kidd, remarque-t-il avec son air pince-sans-rire. C’est un nom ridicule qu’on n’oublie jamais.”


1/10 - Illusion optique en couverture: un album de grande taille parait minuscule

1/10 - Illusion optique en couverture: un album de grande taille parait minuscule

2/10 - L'écriture graphique de Chip Kidd s'explique par la bande dessinée

2/10 - L'écriture graphique de Chip Kidd s'explique par la bande dessinée

3/10 - Kidd exploite le contraste entre images juxtaposées

3/10 - Kidd exploite le contraste entre images juxtaposées

4/10 - Les titres fonctionnent comme des commentaires incongrus

4/10 - Les titres fonctionnent comme des commentaires incongrus

5/10 - Avec deux images anodines, il crée l'émotion

5/10 - Avec deux images anodines, il crée l'émotion

6/10 - Kidd aime les oppositions entre trait et flou

6/10 - Kidd aime les oppositions entre trait et flou

7/10 - Image vaporeuse mise en relief par une typographie pointue

7/10 - Image vaporeuse mise en relief par une typographie pointue

8/10 - Comme dans la BD, l'espace entre deux images est de toute importance

8/10 - Comme dans la BD, l'espace entre deux images est de toute importance

9/10 - Un fan averti de Batman, Kidd est un spécialiste des super-héros

9/10 - Un fan averti de Batman, Kidd est un spécialiste des super-héros

10/10 - Une formule qui marche toujours: deux images à deux échelles différentes

10/10 - Une formule qui marche toujours: deux images à deux échelles différentes