L'invisibilité de
Gérard Ifert
EIGENGRAU, Festival du design graphique de Chaumont, 2014
Mettre le visible au service de l’invisible, n’est-ce pas la mission du graphisme? Pour l'Expo 64 de Lausanne, pour le pavillon de l’Economie de cette grande manifestation nationale suisse, Gérard Ifert avait pour tâche de rendre visible ce qui ne l'est pas. En effet, il devait concevoir une présentation amusante pour expliquer le concept de gains «invisibles» dans la balance des paiements helvétiques.
Sujet rébarbatif? Pas du tout! Ce défi pédagogique était le genre de commande qu’affectionnait ce diplômé de l’Ecole de Bâle, qui avait profité de l’enseignement généreux et limpide d’Armin Hofmann, et qui voyait dans la pratique du graphisme une manière de rendre simple les notions les plus compliquées.
Avec le bon sens qui le caractérise encore aujourd’hui, Ifert, alors âgé de 35 ans, choisit la solution qui lui paraissait la plus évidente : il fit imprimer le détail des transactions «non-déclarées» avec une encre n’apparaissant qu’aux rayons ultraviolets. Il fallait s’engager dans un tunnel à peine éclairé par un théâtre d’ombres pour que le texte, sur ces feuilles de papier apparemment vierges, devienne lisible. Chose curieuse, à la sortie les visiteurs insistaient pour conserver cette page blanche, alors qu’ils jetaient les autres imprimés distribués dans les différents stands de l’exposition.
L’invisibilité
Cinquante ans plus tard, cette même encre invisible pourrait servir pour décrire la singularité de Gérard Ifert. En effet, ce graphiste suisse a travaillé presque toute sa vie en France, mais, contrairement à des compatriotes comme Adrian Frutiger, Jean Widmer, Peter Knapp, ou Rudi Meyer, il est passé inaperçu. Son nom est mentionné ici ou là dans des livres sur le graphisme, mais le cœur n’y est pas. Les quelques images qui illustrent son travail sont étonnamment discrètes : des affichettes pour des expositions au Centre culturel américain et un concept pour une caravane publicitaire pour Geigy. C’est tout ? Où sont ses expositions itinérantes, ses spectacles audiovisuels, ses installations de magasins et ses ingénieux meubles démontables ?
Pour percer le mystère de cette invisibilité médiatique, il va falloir s’engager dans un tunnel — celui des vies remarquables, méritantes et obscures que notre époque dédaigne.
Mais justement, comme une page imprimée à l’encre invisible, le parcours de cet homme qui se décrit comme un «artisan de la communication» constitue le genre de témoignage qu’il serait dommage de ne pas décrypter et sauvegarder, pour pouvoir le lire plus tard, à la lumière des rayons ultraviolets de la mémoire.
L’itinérance
Né à Bâle, où il grandit et où il complète sa scolarité, Ifert part à Paris en 1949, par le train de nuit, avec quelques reproductions photographiques de ses travaux d’école et son Diplom als Grafiker en poche. Son rêve est de trouver un emploi auprès d’affichistes français comme Jean Picart le Doux, Jean Colin ou Jacques Nathan-Garamond, futurs membres fondateurs de l’AGI avec les affichistes suisses Fritz Bühler et Donald Brun. Quelques mois auparavant, Bühler et Brun (ce dernier était professeur à la même école qu’Hofmann), avaient exposé les œuvres de leurs homologues français au Gewerbemuseum à Bâle. Découvrant, à cette occasion, la vitalité de l’art de l’affiche en France, Ifert s’était écrié : « C’est là que ça se passe. Il faut y aller ! »
Pour Ifert, comme pour de nombreux citoyens helvétiques, quitter son pays d’origine est une tradition — les mercenaires suisses de l’époque médiévale étant les premiers à s’exiler pour mettre leurs talents de stratège au service de pouvoirs étrangers. Pour Ifert, comme pour ses ancêtres guerriers, l’itinérance va jouer un rôle capital.
A l’occasion de rencontres fortuites et de déplacements ici et là — on voyage beaucoup, semble-t-il, dans cette Europe en reconstruction de l’après-guerre — on va lui proposer de développer des concepts de scénographie pour expositions itinérantes. Créer des présentoirs facilement assemblables et démontables deviendra plus tard son domaine de prédilection.
En tôle, en contreplaqué, en ciment, en toile, en carton, ou en acier zingué, les structures qu’il va inventer seront légères, pliables, déroulables, encastrables, téléscopiques, empilables et démontables. Elles ressembleront à des papillons de nuit, des ailerons de requin, des squelettes d’oiseaux préhistoriques ou des coquilles d’escargot évidées.
Il y aura des expositions itinérantes pour l’Unesco, des caravanes publicitaires pour Geigy et Prisunic, un prototype d’exposition pour le Stedelijk Museum à Amsterdam, des stands d’expositions pour le salon Interstoff à Francfort, le réaménagement de la librairie La Hune, et des éditions spéciales de mobilier en kit.
Ses œuvres graphiques échapperont aussi au quadrillage systématique des grilles typographiques, la fondation même du style international tel que l’ont défini Max Bill et Karl Gerstner, ses contemporains. Il semble même s’en moquer, comme dans les affiches qu’il réalisa à la fin des années cinquante pour la section expositions du Centre culturel américain, alors sous la direction de Darthea Speyer, une grande collectionneuse américaine. Les éléments de ces compositions s’alignent librement à droite d’une ligne de partage virtuelle qui traverse la page de haut en bas — seul fil conducteur qui laisse le regard vagabonder à loisir entre texte et images.
Pondéré en apparence, Ifert est en fait un non-conformiste invétéré. Dans la grande diaspora des graphistes suisses, il tiendra une place de dissident.
La propagande
Mais revenons en arrière. Il n’est encore que huit heures trente, ce matin de novembre 1949 à Paris, quand Gérard Ifert débarque gare de l’Est. Il va sonner à la porte de plusieurs affichistes qu’il trouve encore en robe de chambre et qui lui claquent la porte au nez. Son entrée en matière, « Je vous transmets bien le bonjour de Donald Brun ! » ne semble pas émouvoir les affichistes parisiens au saut du lit.
Il répètera le même scénario pendant deux semaines, inébranlable en dépit du fait que ces démarches matinales s’avèrent décidément infructueuses. C’est finalement Jacques Nathan-Garamond qui va enfin s’intéresser à ce jeune bâlois têtu et le diriger vers le graphiste suisse Heinrich Steiner qui, à son tour, va le mettre en relation avec Pierre Boucher, un photographe français chargé d’organiser des expositions itinérantes dans le cadre du Plan Marshall.
La Guerre froide culturelle n’a pas encore été officiellement déclarée (elle le sera en 1950 avec la création du Congress for Cultural Freedom, une organisation anti-communiste secrètement financée par la CIA), mais déjà des programmes de propagande sont mis en place par les deux surpuissances qui rivalisent pour dominer la scène culturelle en Europe.
Les expositions se multiplient, la plupart itinérantes. Certaines sont envoyées par le Musée d’art moderne de New York (qui se fait le champion de l’Expressionisme abstrait comme symbole de l’individualisme made-in-USA), mais d’autres sont conçues sur place, dans les différents pays qui sont le théâtre de cette concurrence acharnée entre idéologies antagonistes.
Pendant deux ans, au service de ce projet de «reconstruction» de l’infrastructure intellectuelle du monde occidental, Ifert va pouvoir compléter sa formation professionnelle comme scénographe.
Il découvrira cette nouvelle discipline auprès de Boucher, qui est le chef d’atelier au Centre culturel américain, mais aussi au contact de personnalités aussi différentes que l’architecte américain Peter G. Harnden, le photographe suisse Ernst Scheidegger (ancien assistant de Max Bill), ou l’architecte-graphiste italien Lanfranco Bombelli. Ce qu’il apprendra d’eux, c’est tout d’abord la compétence: maîtriser les matériaux, les techniques de fabrication, les budgets, et les aspects sociétaux de chaque installation.
Il sera impliqué dans la création d’expositions aménagées dans des camions extensibles ou dans des péniches se déplaçant sur des canaux en Hollande ou en Allemagne. Cependant, trop occupé par la supervision des chantiers de construction, il va progressivement délaisser la typographie, qu’il traitera sommairement, utilisant une fonte Grotesk aussi neutre que possible, sans lettre majuscule, dans un corps si petit qu’on la devine plus qu’on ne la lit.
Quand les subventions du Plan Marshall sont soudainement interrompues en 1952, Ifert se retrouve sans travail mais est aussitôt invité à rejoindre l’équipe de René Rudin, directeur de la publicité de Geigy à Bâle. Retour au pays natal, où il est initié à une autre sorte de propagande: la publicité de produits chimiques et pharmaceutiques.
En plus des imprimés, d’une sobriété et d’une élégance qui rendent hommage à l’enseignement d’Armin Hofmann, il propose et réalise deux véhicules itinérants, transformables en stand d’exposition et en salle de cinéma. Ifert en est le designer, laissant à Karl Gerstner le titre de graphiste. De 1953 à 1955, ces caravanes pénètrent jusqu’au fond des vallées suisses, jusqu’aux villages les plus reculés, pour vendre aux agriculteurs et éleveurs les engrais et pesticides développés par Geigy.
De retour à Paris en 1956, Gérard Ifert est engagé au Centre culturel américain comme concepteur d’expositions. On lui confie cette fois-ci la section architecture et design pour laquelle il assure la communication — invitations, catalogues et affiches — ainsi que de nombreux systèmes d’exposition démontables.
Pendant quatre ans, sous la direction énergétique de Darthea Speyer, il va accompagner ce grand échange culturel qu’est la Guerre froide dans les milieux intellectuels — une formidable opération de propagande dont le but est de convaincre les Européens que la capitale de l’art moderne n’est plus Paris mais New York.
Le 7 mars 1959, Gérard Ifert épouse Monique Duhamel, qui travaille elle aussi au Centre culturel américain. La cérémonie a lieu à Notre-Dame du Haut Ronchamp. Le faire-part est un triangle plié trois fois dont la forme rappelle celle de la chapelle, une des œuvres les plus emblématiques de Le Corbusier.
Le climat économique semble propice. En 1960, Ifert s’installe à son compte. Ses contacts professionnels et amicaux lui procurent de nombreuses ouvertures — avec le design d’expositions toujours au coeur de sa pratique.
En 1962, pour le musée Stedelijk, il invente un système de présentoirs déployés sur un éventail de tiges de métal.
En 1964, pour l’Unesco, il dessine des tables en ciment aéré qui s’encastrent pour former des origamis de plans inclinés.
En 1967, pour les magasins Prisunic, il utilise des éléments préfabriqués pour petit habitat, conçus par l’architecte Jean Maneval. Six petits modules en polyester de couleurs vives, dimensionnés pour être facilement transportés sur route, sont assemblés sur place pour former une jolie roulotte étoilée qui devient instantanément un «pop store» — une boutique éphémère.
Les expositions itinérantes, une des spécialités de l’atelier Ifert, sont l’expression d’un désir d’aller vers les utilisateurs plutôt que d’attendre qu’ils viennent vers vous. Ce n’est pas l’esthétique de la séduction qui prime, ni celle de la persuasion, mais celle de l’empathie.
Gérard Ifert non seulement sait se mettre à la place des utilisateurs, mais il est à l’écoute de leur singularité. Il se souvient des noms de tous ses collaborateurs, associés, assistants, collègues, employeurs et employés. Il définit son parcours personnel comme une série de rencontres avec les autres. Toutes les expositions itinérantes qu’il crée sont en quelque sorte des gestes d’amitié.
L’invention
De graphiste, Gérard Ifert est devenu designer. Le graphisme n’est plus pour lui que la projection sur une surface plane d’objets en 3-D. Il travaille comme les architectes travaillaient il y a encore quelques années, en étudiant les formes à partir de plans, d’élévations, et de coupes. Il porte un intérêt particulier aux triangles qui dynamisent ses compositions et donnent de l’élasticité à ses volumes.
Témoin une robe de bal qu’il dessina en 1952 pour une cousine, Ines Wullschleger: deux spirales, l’une en mousseline blanche, l’autre en velours noir, se superposent dans une valse géométrique. Ou encore, pour le Centre culturel américain en 1957, une bibliothèque double-face qui se déplie comme une guirlande, en accordéon.
Minutieusement, millimètre par millimètre, Ifert élabore des solutions inédites. Ce fut le cas pour le réaménagement de la librairie La Hune, en 1969, pour le grand amateur de littérature contemporaine Bernard Gheerbrant. Bien qu’au centre du «triangle magique» de l’élite intellectuelle, à égale distance du Café de Flore, des Deux Magots et de la Brasserie Lipp, la librairie se devait de devenir plus performante.
Trois créateurs réputés, dont Max Bill, avaient renoncé à trouver une solution pour mieux rentabiliser l’espace exigu à l’angle de la rue Saint-Benoit et du boulevard Saint-Germain. Gheerbrant, en désespoir de cause, et sur les conseils de son ami Maurice Besset, s’adressa, presque à contrecœur, à cet inconnu qu’était Gérard Ifert.
Maurice Besset appréciait l’ingéniosité d’Ifert. En effet, ils avaient collaboré l’année précédente lors d’une exposition consacrée à Le Corbusier (dont Besset était l’exécuteur testamentaire), pour l’inauguration de la Maison de la Culture de Grenoble conçue par André Wogenscky. Utilisant des techniques audiovisuelles considérées à l’époque comme «révolutionnaires», cette exposition proposait une promenade à travers la vie et l’œuvre de l’architecte suisse. L’attraction la plus remarquée avait été un étonnant déroulé d’images qui défilaient sur les murs de ciment brut de décoffrage — un effet obtenu grâce à un projecteur en forme d’œuf mis au point par Rudi Meyer qui était alors le collaborateur d’Ifert.
Pour La Hune, Ifert fit un travail d’orfèvre, enfilant comme des perles de fines étagères en tôle sur des montants de bois dont la courbe épousait celle des gestes que l’on fait pour choisir un livre dans une bibliothèque. En remplaçant la traditionnelle planche en bois de 2 cm d’épaisseur par une tôle d’acier, et les supports latéraux qui bloquent la visibilité par une seule arête centrale, il obtenait un gain de place qui, bien que minime (environ 9%), permettait de mettre en valeur beaucoup plus de livres. Même chargés, les rayonnages semblaient flotter sur des coussins d’air.
La pratique
«Pour Gérard, à aucun moment il ne s’agit d’un métier» commente Rudi Meyer en parlant du travail de son ancien employeur. De 1963 à 1968, Meyer fut le collaborateur d’Ifert, et son associé jusqu’en 1973. Ancien élève de l’Ecole de Bâle, Meyer avait lui aussi profité de l’enseignement lumineux d’Armin Hoffman. La raison de l’entente entre Ifert et Meyer venait du fait qu’ils considéraient tous les deux le design comme une pratique, non comme une profession, ou — Dieu nous préserve ! — comme un art.
Au bureau d’études Ifert-Meyer, pendant que Gérard se concentrait sur les projets de scénographie et les concepts d’architecture intérieure, Rudi assumait la responsabilité de graphiste à proprement parler: c’est lui qui travaillait sur les mises en page, les affiches, la signalétique des expositions, les sigles, les maquettes, les séquences audiovisuelles, et la réalisation des prototypes.
Peu à peu, l’écart entre leurs savoir-faire s’amplifiant, ils décidèrent de poursuivre leurs intérêts indépendamment l’un de l’autre. La trajectoire de Rudi Meyer, qui enseigna à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de 1967 à 2004, fut finalement plus facilement identifiable que celle de Gérard Ifert.
Véronique Marrier, chargée de mission pour le design graphique au CNAP (Centre national des arts plastiques), évoque la grande diversité du travail d’Ifert pour tenter d’expliquer le fait qu’il ait été si peu médiatisé. «Il me semble que Gérard Ifert avait une relation intime avec chacun de ses projets, dit-elle. Il n’était ni mondain ni dogmatique. Il se laissait porter par les commandes, sans théorie ou idéologie à l’appui.»
Dans ce sens, le parcours de Gérard Ifert est exemplaire: il n’a jamais confondu «design» avec «spectacle».
1/12- Un simple présentoir de livre en tôle: deux triangles encastrés
2/12- Les bibliothèques démontables: pour que les livres circulent et soient à la portée de tous.
3/12- De la table au tabouret, un principe en trois pièces, qui se décline dans toutes les tailles.
4/12- L'épine dorsale des bibliothèques de la librairie de La Hune
5/12- La Hune: l'art du gain de place
6/12- Expo 64 à Lausanne: prismes kaléidoscopiques
7/12- Mobilier d'exposition pour l'UNESCO: présentoirs autoportants
8/12- Pour le Musée Stedelijk, un très léger système d'exposition
9/12- Expo 64: maquette pour tester la stabilité des voiles de la future flottille
10/12- Expo 64: la flottille des nations
11/12- Design et programme d'enseignement autour du jeu d'échecs
12/12- Expo pour l'UNESCO: sauvegarde des monuments de Nubie