Grandeur et
misère des graphistes
français
Etapes, août 2007
« La seule manière d’éduquer les commanditaires, c’est la manière d’éduquer les gens qu’on aime: en passant du temps avec eux. »
Pour l’extraterrestre que je suis (je viens des Etats-Unis, une autre planète en ce qui concerne le graphisme) les conditions dans lesquels les graphistes français travaillent sont simplement incompréhensibles. La situation est déprimante.
C’est ce que m’expliqua, avec beaucoup de patience, une compatriote américaine, Marsha Emanuel, qui était encore à l’époque Chargée de mission pour le graphisme à la Délégation aux arts plastiques du Ministère de la culture et de la communication, un poste qui a été le sien pendant 15 ans, jusqu’en fin mars 2007, date de sa retraite.
Sans toujours bien comprendre ce qui fait la spécificité des doléances des graphistes français, je me renseigne ici et là, et rencontre, entre autres, les membres du groupe Labomatic qui eux aussi ont eu des conversations avec Marsha qui les a laissés perplexes.
Ce qui les afflige, c’est la réalisation que quelqu’un comme elle, qui est en théorie la personne la mieux placée pour remédier aux problèmes, ne peut rien faire pour créer un débat public sur le sujet car non seulement elle n’a ni moyen, ni budget, mais elle est aussi tenue par le devoir de réserve que lui impose son poste officiel au sein du gouvernement.
Pour sortir du silence, une idée se précise: lancer un état des lieux, aussi fragmentaire soit-il, pour tenter de prendre la mesure des griefs et revendications des graphistes français, l’objectif numéro un étant de créer une tribune qui permettrait d’évaluer l’ampleur des problèmes et de galvaniser les esprits à ce sujet.
Les témoignages ci-dessous ont été recueillis grâce à la générosité des personnes interrogées qui toutes ont refusé l’anonymat car elles sentaient que leurs récriminations étaient raisonnables et pleinement justifiées.
Directs, honnêtes, et souvent drôles, leurs récits et anecdotes révèlent quelques grands thèmes autour desquels s’articulent les difficultés du métier de graphiste tel qu’il est vécu dans l’hexagone: L’arrogance des commanditaires, les injustices et fraudes perpétuées par la structure des appels d’offres, le triste bilan des rémunérations, les méfaits du marketing, et le scandale de la cession des droits d’auteur.
Mais, avec mon positivisme outre-Atlantique, je vois dans ce sondage, aussi incomplet soit-il, des signes précurseurs de changement: les graphistes semblent prêts à se mobiliser en bloc, face aux commanditaires, pour faire respecter leur profession.
Ce recueil de témoignages n’est cependant qu’un début. Pour aller plus loin, d’autres graphistes devront s’exprimer avec la candeur qui caractérise les échanges fructueux.
LES ANECDOTES
Vincent Perrottet:
Centre d’information et de prévention du sida
Ça fait 18 ans que je travaille avec le Centre d’information et de prévention du sida. Je les ai rencontrés à Grapus, où on leur a dit qu’au lieu d’un logo, on voulait les accompagner dans un processus de création continuel qui durerait longtemps. Ça fait donc 18 ans que ça dure. C’est toute la différence entre cette approche, où rien n’est arrêté et tout se développe constamment, et faire un logo avec un livre sur comment l’appliquer que personne ne lit ni ne comprend.
Philippe Apeloig:
Publicis
Curieusement, il n’y a pas très longtemps, j’ai été contacté par Publicis, qui voulait voir mon travail. J’ai demandé si c’était pour un projet particulier. “Non, non,” on m’a répondu, “c’est juste pour voir ce que vous faites.” Ils voulaient que je dépose mon dossier. J’ai refusé, leur expliquant que je serais ravi de parler d’un projet concret, mais que je ne déposais pas mon dossier comme ça. Et pas de réponse.
J’ai réfléchi: après quelques jours, j’ai pris mon téléphone et j’ai rappelé la dame qui m’avait contacté à l’origine. On a bavardé, je lui ai expliqué, et elle a été d’accord de venir me voir. On a passé un moment extraordinaire. Elle a organisé une séance à l’agence pour que je montre mon travail à un groupe de gens. Nous avons échangé.
Je me suis rendu compte que les agences aimeraient venir vers nous, mais ce qui les en empêche, c’est le client qui a une certaine idée de la manière de faire les choses, et qui dicte et gère tout.
Giles Acézat:
Recherches graphiques
Je travaille sur toute la Normandie. Du culturel et de l’institutionnel. Et parfois je bavarde avec une agence de communication au Havre, et il m’arrive de travailler pour eux comme exécutant, et plus récemment, à faire des recherches graphiques. Et ça se passe bien. Quand j’étais plus jeune, ça ne se passait pas aussi bien, parce que, forcément, je n’avais pas la maturité nécessaire, même comme exécutant.
Il faut dire que les agences de publicité ont une manière d’aborder la typo qui est très superficielle, à mon avis. Ils font beaucoup de recherches sur l’image, sur les concepts, mais la typo est beaucoup moins poussée, alors qu’elle est aussi importante que l’image.
Frédéric Celestin:
Réunion des musées nationaux
J’ai une anecdote au sujet d’un appel d’offres par la Réunion des Musées Nationaux, où il y avait une somme relativement faible pour ceux qui n’étaient pas pris, et une somme correcte pour celui qui étaient choisi. On était trois participants, des graphistes qui travaillaient régulièrement pour eux. Donc on se connaissait.
Il s’agissait de faire un format de couverture de livres édités par un musée. J’ai inversé la vapeur. Plutôt que de travailler les uns contre les autres, pourquoi ne pas travailler ensemble? J’ai proposé qu’on fasse un budget égal partagé en trois, qu’on gagne ou qu’on ne gagne pas. Je voulais qu’on se montre nos projets et qu’on fasse une autocritique à trois. C’était un peu utopique, mais ça a marché. Et en plus ça ne dérangeait pas la RMN, parce que le budget ne changeait pas. Ils ont même trouvé la démarche plutôt sympathique.
On a travaillé chacun de notre coté dans un premier temps, puis on s’est donné rendez-vous chez un de nous trois pour regarder tout ça. Après, chacun était libre de réagir ou non aux critiques des autres. Et le jour “J” on s’est retrouvé tous les trois a la RMN pour présenter nos projets. Il se trouve que j’ai eu la commande, mais on a partagé la somme totale en trois.
Nicolas Hubert:
Centre Pompidou
Depuis un an, je fais partie d’un groupe de graphistes qui font régulièrement des expositions pour le Centre Pompidou, la signalétique en particulier. La dernière commande, c’était un forfait comprenant création graphique et fabrication. En général, je préfère ne pas prendre la responsabilité de la fabrication, car ce n’est pas mon domaine, mais cette fois-ci, soi-disant pour me faire une fleur car le budget était très petit, ils m’ont confié l’ensemble du projet.
Malheureusement, quand est venu le moment de choisir un mode de fabrication, ils m’ont imposé le plus cher, sans prendre en considération le fait que le prix était devenu inabordable pour moi à cause de multiples additions et révisions qui n’avaient pas été prévues dans le contrat initial. Maintenant je me retrouve acculé, forcé de payer de ma poche la fabrication la plus chère, alors qu’il y a une solution moins coûteuse qui ferait très bien l’affaire. Non seulement je ne touche pas un sous, je suis obligé de débourser 3.000 euros.
Pierre Bernard:
Planning familial
Les responsables qui m’avaient contacté après avoir vu mon dossier ne comprenaient que je sois venu au premier rendez-vous sans “images” à leur montrer. “Non,” je leur ai dit. “Je suis venu pour vous écouter, pour comprendre votre attente, pour connaître votre organisation. Je ne commencerai à travailler qu’après un devis.” Elles m’ont demandé: “Et vous nous ferez combien d’images pour ce devis?” Je leur ai répondu: “Je vous en ferai une, et si elle ne vous plait pas, vous me direz pourquoi.”
Thierry Renard:
Madagascar
Dans l’édition en général, il n’y a pas beaucoup d’argent. Un jour, un éditeur m’a fait remarquer que j’étais trop cher, et qu’au lieu de compter 25 euros la page, ils ne voulaient payer que 12 euros. “Qui va vous faire un devis à 12 euros la page?” je leur ai demandé. “Des graphistes à Madagascar,” ils m’ont répondu. “Et bien, je leur ai dit, moi j’habite à Paris! Et je travaille à 25 euros la page!” Ils ne m’ont pas sélectionné.
Frédéric Bortolotti:
Le Théâtre de la Colline
On venait juste de finir le site internet du Théatre de la Colline. Le directeur, un metteur en scène que nous n’avions jamais rencontré personnellement, a décidé un jour de tout changer dans son théâtre, la structure administrative, les responsables, et le style de communication, y compris le travail que nous avions fait pour le théâtre depuis plus de quatre ans. Un beau matin, on a reçu un coup de téléphone d’un des ses associés nous demandant de démanteler immédiatement le site que nous venions juste de mettre en place.
Fermer un site n’est pas chose aisée. Nous avons demandé à rencontrer le directeur du théâtre pour parler avec lui, mais on nous a répondu: non, il n’a pas le temps. Ce metteur en scène dont j’admire le travail par ailleurs ne voulait pas ou ne pouvait pas écouter les doléances des autres créateurs qui travaillent pour lui?
Finalement, démanteler le site et en reconstruire un autre coûtait si cher que ça n’a pas eu lieu. Et nous n’avons toujours pas rencontré le directeur du théâtre. Peut-on espérer le voir une fois par an pour lui présenter notre travail?
LES DOLEANCES
1- LES COMMANDITAIRES
Vincent Perrottet:
Il n’y a qu’un problème en matière de création, c’est la commande—c’est la relation avec les personnes qui nous demandent de les aider à rendre visibles leurs activités. Par habitude du pouvoir, ces responsables, soit d’entreprises, soit d’administrations, veulent diriger les images comme ils dirigent leurs employés. C’est ce qui génère des frustrations. Les enfants connaissent bien ça quand ils ont des parents qui se comportent comme des chefs d’entreprise.
Dans cette relation, on est confronté à des gens qui ont besoin de nous, mais qui n’ont aucune connaissance du processus de la création, ni même de l’économie des projets. Ils ne savent pas ce que ça représente en termes de mise en oeuvre humaine. C’est tout ça qu’il faut normalement leur expliquer.
La seule manière d’éduquer les commanditaires, c’est la manière d’éduquer les gens qu’on aime: en passant du temps avec eux. Encore faut-il qu’ils se laissent approcher. Pour ma part, je ne bosse qu’avec des gens avec lesquels je peux potentiellement devenir ami.
Philippe Apeloig:
Moi, je préfère le mot client au mot commanditaire. Le mot commanditaire sous-entend qu’on donne sa création au lieu de la vendre. Non, moi je vends des idées. Je ne suis pas là pour être le gentil graphiste qui fait don de son travail pour changer le monde.
Je caricature un peu, mais globalement c’est ça: puisque les graphistes se mettent à l’écart des grandes décisions en refusant une relation d’affaires avec leurs clients, les entreprises françaises doivent s’adresser aux agences de publicité pour leur projets importants. Nous nous sommes mis dans cette situation. Au lieu de nous isoler, nous devrions nous diversifier.
Pierre Bernard:
Ce qui est fondamental dans l’acte graphique, en tout cas pour les graphistes, c’est la relation au commanditaire. C’est pourquoi, ne pas rencontrer le commanditaire avant le jour de la présentation est un obstacle majeur. Parfois, dans les concours, on rencontre les commanditaires, mais c’est toujours formel, tout le monde est tendu, et rien ne transparaît.
Parfois, quand même, dans ces présentations de groupe, on peut percevoir qu’il y a des contradictions entre les intérêts des uns et des autres, entre les différents membres du comité qui gère le projet. D’habitude, le premier qui prend la parole c’est celui qui a écrit le brief, ça on s’en rend compte tout de suite. Si c’est le chargé de communication, il est souvent en désaccord, ou même en contradiction, avec sa direction. Mais à ce stade, la direction laisse faire la communication. Quand on remarque des choses comme ça, c’est déjà une indication de ce qu’il faudra faire pour gagner le concours, même si, après, le projet devra être revu.
Le graphiste doit avoir un choc quand il découvre tout ce que peut représenter l’activité du commanditaire. S’il n’est pas touché par cette découverte, alors il n’est pas le bon graphiste pour ce projet. Il faut qu’il y ait un désir de rencontre qui passe entre les deux. Et surtout du coté du graphiste vis-à-vis du commanditaire. Et je pense que les publicitaires ne partagent pas ce désir.
La structure des agences de publicité fait que ce n’est pas le graphiste qui va voir le client. C’est le commercial qui va aux réunions. Et le commercial n’est pas dans la même attente que le graphiste.
Le graphiste a besoin d’être amoureux, il a besoin de savoir, il a besoin de toucher…
Thierry Renard:
Pour la plupart des commanditaires, tout est fait au nom de l’organisation et de son efficacité, pas au nom de la qualité du travail produit.
L’utilisation du courrier électronique comme moyen de communication a aussi permis de réduire encore plus les contacts directs entre gens qui travaillent sur un même projet. Il n’y a plus le temps de la relation. Les gens n’ont plus le temps de se voir et de déjeuner ensemble. Moi, j’essaie d’insister pour avoir des réunions de travail.
Nicolas Ledoux:
Le graphiste est totalement intégré dans la chaîne, il en est un maillon nécessaire, et pourtant il n’est pas respecté parce qu’il n’apparaît pas. Par rapport aux responsabilités qu’on lui confie, il devrait pouvoir discuter avec des gens bien plus haut placés.
Mais non, la plupart du temps, il a affaire aux assistants des directeurs de la communication, qui ont rarement les compétences pour être des interlocuteurs valables. Comment se fait-il que, quand on parle aux chefs, ça se passe bien, mais quand on descend au niveau des sous-chefs ou des directeurs de la communication, tout se gâte?
2- PAYMENTS INSUFFISANTS
Vincent Perrottet:
Pour qu’un graphiste indépendant puisse survivre, il doit facturer 500 euros par jour minimum. C’est la seule manière pour lui de gagner 2.500 euros par mois, net. J’ai fait le calcul: pratiquement, on ne peut facturer vraiment que 10 jours par mois en moyenne—le reste du temps on fait de la recherche.
Donc, quand on te propose 1.000 euros dans les appels d’offres pour faire un projet d’identité graphique pour un ministère, on ne te dédommage que pour deux jours. Or deux jours ce n’est pas assez pour réfléchir à un tel un sujet, sauf si tu le connais déjà.
Au lieu de filer 1.000 euros à cinq personnes, ils feraient mieux de filer 5.000 euros à une personne pour qu’il ait vraiment le temps de faire son travail.
Philippe Apeloig:
Mon problème principal c’est le rapport temps passé/salaire: on gagne moins qu’une femme de ménage. Autant vendre des pizzas. La plupart du temps, il n’y a pas de budget réel, le graphisme est considéré comme la dernière roue du carrosse. On a les queues de cerise des budgets. Les budgets ne sont pas en rapport avec les attentes des clients — quelque soit le projet d’ailleurs, dans le public ou le privé.
Tout ce qui vient en plus du travail de création (la production) n’est jamais comptabilisé, or, c’est lourd en termes d’investissement de temps et de disponibilité. Moi, ça ne m’embête jamais de le faire, mais la rémunération n’est jamais à la hauteur.
Gilles Acézat:
Il y quelque chose qui me dérange dans ce métier c’est que dans le culturel, les commanditaires estiment que travailler pour eux est un atout pour les graphistes. Souvent ils se servent de cet argument pour sous-payer le travail qu’ils demandent. Ça nuit à la profession.
Maintenant, j’essaie de négocier un meilleur prix, et même si on me dit que derrière il y a du monde prêt à faire ce travail. Je propose maintenant mes tarifs, et je ne me préoccupe plus des tarifs des autres.
Frédéric Celestin:
Maintenant, plus personne ne supporte de voir une maquette en noir et blanc, même pour de la re-lecture des pages d’un livre qui fait 500 pages et qui en est au stade des dernières corrections. Il faut tout imprimer en couleurs, à chaque étape. Ça coûte une fortune.
Alors là, c’est pareil, je leur dis que je n’ai pas les capacités techniques pour faire toutes ces impressions. Rien qu’en frais techniques, j’y laisse des plumes. Et quand j’explique ça à mes clients, la plupart du temps, ça ne leur pose pas de problème. Je leur envoie un fichier PDF et ils l’impriment eux-mêmes.
Gérer la production électronique, c’est quelque chose que les commanditaires n’ont pas encore intégré dans le prix de revient d’un travail de graphiste. Il y a 20 ans, quand j’ai commencé, mon matériel c’était un cutter, des crayons, de la colle. Quasiment zéro. Ce qui coûtait le plus cher, c’était le compte-fils!
Nicolas Hubert:
Certains organismes ou institutions culturelles ont de bons budgets, mais pour payer leurs fournisseurs, ils dépendent souvent de subventions qu’ils doivent recevoir. Parfois ça prend plus d’un an pour être payé. Souvent on continue à travailler pour eux sur de nouveaux projets alors qu’ils n’ont pas encore réglé ce qu’ils nous doivent sur le projet précédent.
Pierre Bernard:
Les commanditaires sont rarement prêts à payer ce que ça coûte. Les institutions culturelles sont des machines bureaucratiques. Leurs employés répondent à un mot d’ordre qui se répercute dans toute l’institution hiérarchiquement: “Des économies, des économies, des économies!”
Quand un chef de service a fait baisser le prix d’un intervenant, c’est comme s’il rapportait un trophée. Je pense que c’est ça. Ce n’est pas par désir de prise de pouvoir contre les intervenants ou fournisseurs, mais pour montrer qu’il est discipliné.
Les graphistes s’accommodent de cette situation parce qu’il y a chez eux quelque chose qui les pousse à se mettre à la disposition des autres. Une fois que la commande est passée, on peut très vite oublier qu’on est payé pour ça. On s’approprie le projet du commanditaire. On le remplace quelque part. On se met à sa place.
Et du coup on n’a pas le sentiment d’être payé. On n’est pas des serviteurs. Une fois que le mauvais moment est passé—le moment où le prix est négocié—c’est fini. Moi le premier. On ne compte plus son temps. Ça n’existe pas un graphiste qui compte son temps.
Frédéric Bortolotti:
Le secteur public devrait donner l’exemple. Mais non, l’état d’esprit ultralibéral y sévit sous couvert d’économiser le denier du contribuable. Partout, dans des administrations qui, a priori, devraient se montrer un peu plus équitables, faire des économies est devenu un alibi pour exploiter les fournisseurs.
Les commanditaires dans le domaine publique nous disent “Vous comprenez, il faut être transparent, les contribuables ont besoin de savoir où va leur argent.” Et quand on leur demande pourquoi ils nous mettent en compétition ils répondent toujours: “parce qu’on est obligé.” En fait, je pense qu’ils ne sont pas toujours obligés. Pas sur tous les projets. Ça doit dépendre de la manière dont les projets sont formulés et pour quel budget. Mais ils jouent là dessus, sur une petite nuance administrative, pour nous faire travailler sans nous payer.
3- APPELS D’OFFRES/CONCOURS
Vincent Perrottet:
Mais ce qui m’agace, et ça depuis le début, c’est tout le système de mise en concurrence, ou en compétition, comme si on était des gamins. Moi, j’ai l’impression qu’on me considère comme un âne quand on me met en compétition, en agitant une carotte.
Alors, je réclame 2.500 euros minimum pour réfléchir à un projet. Et là je travaille! Les architectes, eux ont un minimum de 10.000 euros pour un avant-projet, pas 1.000 euros! Mais quand ils ont commencé, les architectes étaient un peu comme les graphistes aujourd’hui.
C’est doublement rageant quand on pense que toutes ces lois, à l’origine, c’était justement pour éviter les malversations économiques. Aujourd’hui, les malversations existent tout autant, seulement elles sont camouflées.
Puisqu’on a tous un style différent, je ne vois pas pourquoi les commanditaires ne peuvent pas choisir un de nous à l’avance, sans nous mettre en compétition. (En principe, en deçà de 4.000 euros, et dans certains cas jusqu’à 10.000 euros, ils ne sont pas tenus légalement à faire un appel d’offre pour les commandes publiques). Tous mes potes, ils répondent aux appels d’offres, parce qu’ils se disent, “si c’est pas moi, ce sera un autre.”
Philippe Apeloig:
Je suis contre tous les concours qui créent des obligations administratives—et qui coûtent une fortune au client qui doit réunir tout un jury, etc. Ditto pour les appels d’offres. Souvent c’est très mal expliqué. De sorte qu’à la fin le résultat est rarement exceptionnel.
Les graphistes se félicitent de travailler sur des commandes publiques, moi je préfère plutôt l’inverse. Se spécialiser dans des programmes d’identité pour une région, une ville, ou une communauté, c’est une très mauvaise habitude.
Frédéric Celestin:
Mon premier appel d’offres, c’est quand j’ai commencé, au tout début, et c’était complètement truqué, affreusement truqué. C’était manifeste. Quand je suis allé au rendez-vous, je me suis tout de suite rendu compte que c’était totalement bidon.
Depuis, les appels d’offres, j’en ai refusé beaucoup. Pour la raison suivante que je suis contre le principe même. Quand on répond à une offre, soit on fait ça en quelques jours, comme ça, entre autres, soit on y met le meilleur de soi-même et on essaie vraiment de décrocher la commande, et ça prend beaucoup de temps, d’énergie, et pour rien avoir en fin de compte. Ce n’est pas possible. On ne peut pas passer son temps à se creuser la tête sur des trucs qui n’aboutissent pas. Il y a des réalités concrètes, il faut bien vivre.
Nicolas Hubert:
Dans les appels d’offres, cette “compétition encadrée” ne marche pas parce que, pour les commanditaires, c’est très lourd à gérer. Le coté administratif est aussi très lourd pour les graphistes. Il faut passer son temps sur l’internet pour voir des trucs, pour décharger des formulaires, et en plus il faut appeler son comptable.
En effet, tout doit être assuré. Pour aller sur les appels d’offres publiques, il faut avoir un casier judiciaire vierge, que le local soit assuré, que nous même ayons une assurance professionnelle pour des dégâts que l’on pourrait causer chez le commanditaire—et tout ça avant même de répondre à un appel.
Pour un indépendant comme moi, travailler dans ces conditions est ingérable, c’est clair. Et dès qu’il y a un problème, tous les rapports sont par téléphone, on ne voit personne et ils ne rappellent jamais. J’essaie d’expliquer à mes commanditaires que nous les graphistes on est partie prenante, on n’est pas des fournisseurs comme les autres. Ils font semblant de ne pas comprendre, et pourtant, dans les musées, la création graphique est exposée à coté des oeuvres d’artistes, sur le même mur.
Pierre Bernard:
Deux choses étaient problématiques dans ce concours. D’abord on n’avait pas assez de données sur l’institution et sa stratégie avant de commencer à rêver sur le sujet. D’autre part nous n’avions eu aucun contact réel avec les responsables. On nous avait simplement averti qu’on avait été choisis et qu’il fallait faire ceci, ceci, et cela, tout ça dans un cahier des charges extrêmement technique.
Par contre, leur idéologie n’était absolument pas développée. Et bien sûr, très important, on avait un prix à donner par élément, et un prix global. Voilà, on avait trois semaines devant nous et on était payé un bol de cacahouètes.
Dans un projet réel, on ne franchit jamais aussi vite (et jamais seul) toutes les étapes nécessaires à l’élaboration complète d’un projet. Dans un concours, il faut franchir toutes ces étapes d’un coup. C’est comme si, dans un concours, il fallait faire comme si le commanditaire n’existait pas.
Frédéric Bortolotti:
Je ne vois pas pourquoi ils ne regardent pas nos dossiers pour décider avec qui ils veulent travailler. Ils pourraient nous demander un devis, et comme un plombier, on leur ferait un devis gratuit. Mais les décideurs, dans le secteur publique comme dans le secteur privé, ne sont pas capables de choisir des graphistes sur dossier, ils veulent voir des réalisations finies, bien imprimées sur papier, comme des projets définitifs.
Parce qu’ils ont peur de prendre des décisions, non seulement ils nous forcent dans des échelles de temps qui, pour nous, sont ingérables, mais par dessus le marché ils ne nous offrent souvent pas le moindre financement. Sans compter que les cahiers des charges sont peu explicits. Parfois c’est seulement cinq lignes qui disent des choses comme: “faites nous des propositions classiques et novatrices, traditionnelles et modernes, dynamiques et conviviales.”
Et qui paye les pots cassés? Des indépendants comme nous qui sont fragilisés par ce genre de demandes vagues et mal organisées, gérées par des fonctionnaires aux emplois stables, des gens qui ne se posent même pas la question de savoir comment on se débrouille. Ce n’est même pas par méchanceté. On n’existe tout simplement pas pour eux.
4- LE MARKETING AU POUVOIR
Pierre Bernard:
Moi je n’intègre pas le désir de marketing du commanditaire. Au contraire, je me bats contre! J’essaie de le convaincre de ne pas céder à des facilités qui semblent bonnes pour le commerce mais qui sont souvent des idées toutes faites qu’on a péchées à droite ou à gauche.
Par exemple, je suis contre le fait de répéter la même image sur tous les supports. La répétition d’une même image ne me convainc pas. Tout dépend du support. Chaque support s’adresse à un public différent, donc il faut des images différentes pour chaque situation. Je me bats pour ne pas répéter systématiquement le même signe partout.
La présence de la soi-disant “communication” est porteuse de cette idéologie du marketing qui tamise la pensée du commanditaire réel, et qui lui retire son pouvoir. La force d’un bon commanditaire, c’est de trouver une expression très forte de sa propre pensée dans l’expression de son entreprise.
La Tate gère bien son image, par exemple. Il y a du marketing, mais il est en cohérence avec le haut niveau culturel de l’institution. Mais on ne comprend pas ça en France.
Je crois que c’est parce que les Français ont un profond mépris du commerce. Les gens du culturel passent par le marketing par obligation, pas par goût. En vérité, ils dédaignent le processus. Alors que les Anglais n’ont pas cet handicap. Même chose aux Pays-Bas, où les gens ont un haut niveau culturel aussi bien qu’idéologique, ce qui fait que, même orientés vers le marketing, ils ne sont pas en contradiction avec eux-mêmes et voient le design comme un transmetteur de valeurs.
Thierry Renard:
Ce que je remarque depuis 3-4 ans, c’est qu’on est très conditionné par la vente qui décide des lignes à suivre. Du coup, le graphisme, ça devient du marketing. Il faut se vendre quoiqu’il arrive.
Ce qu'il y a de plus désagréable avec les gens du marketing, c’est qu’on n’a pas de relation avec eux. Même à l’intérieur d’une maison d’édition, on sent que les relations entre le service marketing et les autres services sont cloisonnées. Alors les relations des gens du marketing sont encore plus cloisonnées avec les free-lances. On prend le temps pour rien, et certainement pas pour être créatif.
Les directives du marketing sont toujours les mêmes: Il faut que ça se voit. Il ne faut pas que ce soit trop sérieux. Il faut toujours faciliter les choses, et même les souligner. On ne prend pas de risques, de peur que les lecteurs ne comprennent pas ce dont il s’agit. Et toujours cette idée de créer un objet qui donne du plaisir directement, sans difficulté.
Est-ce que les directives du marketing font que les livres se vendent mieux? Ça, on n’en sait rien!
Nicolas Ledoux:
Les gens qui font de la communication croient qu’ils font du marketing, mais en fait ils n’ont pas de vraies compétences. Ils font du mauvais marketing. Avec des bons marketeurs, on s’entendrait! On tombe toujours sur des gens qui font du marketing sans le savoir.
Dans le culturel, les gens confondent communication et marketing. Ils n’ont pas encore osé nommer un “directeur du marketing culturel”—là, au moins, ce serait clair. Ils pourraient bosser comme des agences de marketing. Les graphistes seraient évincés de la boucle, et on saurait à quoi s’en tenir!
Les marketeurs se cachent encore sous une appellation de “communication.”
Frédéric Bortolotti:
A mon avis, le marketing est naturellement intégré au design. Le design est un outil du marketing. Après, on pourrait imaginer que le marketing se sert bien de cet outil. Mais c’est vrai qu’en France, pour des raisons culturelles, cet outil là (le design) n’a pas été trop intégré, surtout dans les domaines dans lesquels on travaille, c’est à dire dans le culturel, où le marketing est mal compris.
Effectivement, les gens qui font du marketing dans le secteur culturel, ce sont des amateurs! Ils n’en font pas comme les gens qui vendent des yaourts, qui eux font de véritables études sociologiques pour comprendre leur marché.
5- DROITS D’AUTEUR
Frédéric Celestin:
Alors, coté doléances, moi j’en ai une de taille: les droits d’auteur. La plupart des graphistes sont affiliés à la maison des artistes. On applique une TVA a 5,5% en tant qu’artistes, mais par contre, contrairement à tous les autres artistes—sculpteurs, plasticiens, et j’en passe—les droits d’auteur, on nous impose de les abandonner.
Ça c’est une démarche que je trouve anormal. D’accord, il y a des travaux qui ne suscitent pas des droits d’auteur, mais il y en a d’autres qui en demandent. C’est de la logique simple. Mais il y a une généralisation de l’abandon du droit d’auteur qui est pourtant clairement limité dans la loi Malraux, qui est exigé des graphistes. On me demande de signer un contrat à l’avance, avant même de faire quoi que ce soit, et dedans il y a l’abandon des droits pour tout! Tout support, numérique, etc., quelque soit le nombre d’exemplaires, etc.
On est contraint de signer!
Il faut avoir les moyens de les imposer les droits d’auteur aujourd’hui. Alors que pour tout ce qui est image, c’est l’inverse, la question ne se pose pas. Quelqu’un vend une photo, un dessin, une peinture, il retient les droits d’auteur.
Le mot design est beaucoup plus protégé que le mot graphiste. Et d’ailleurs, il faudrait décrire notre travail non comme du graphisme mais comme du design graphique. Je connais des graphistes qui signent leur travail en disant “design graphique” pour cette raison.
Nicolas Hubert:
Ils m’ont fait ajouter une clause, pour la cession des droits d’auteur, mais je n’y connais rien. Je ne suis pas sûr de quoi il s’agit vraiment. Mais quelle importance en même temps, il ne faut pas exagérer. Une typographie s’adresse à tout le monde. Je ne suis pas un auteur à ce niveau là.
www.atelierdecreationgraphique.com
www.apeloig.com
www.nicolashubert-graphiste.com
www.pbnl.fr/citation
1/2 - Doléances mais aussi amour du graphisme caractérisent la profession en France
2/2 - Parmi les témoignages: "Pas assez de contact avec les vrais décisionnaires"