Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Etat des lieux de la direction artistique en France

CNAP/Graphisme en France 2015


Au cours des entretiens qui m’ont permis de dresser cet état des lieux, j’ai rencontré des professionnels de la presse qui n’avaient qu’une chose en commun : une prodigieuse capacité à s’investir dans un des métiers les plus énigmatiques qui soient, celui de directeur artistique.

L’imprécision qui caractérise la fonction de directeur artistique est particulière à la France. Sous une même appellation sont rassemblés des créatifs de formations très différentes. Certains sont tout d’abord graphistes, d’autres ont débuté comme journalistes, comme photographes, ou comme publicitaires. Ils ont tous des tempéraments différents. Des valeurs parfois incompatibles. Et des habitudes de travail qui ne se ressemblent pas. Par exemple, lors de mes rendez-vous, il y a ceux qui me recevaient dans leur studio, à leur table de travail, et ceux qui m’entrainaient dans une salle de conférence et m’offraient un siège autour d’une table ovale. J’identifiais les premiers comme des graphistes (ces admirables maniaques de la typo et de la mise en page), les seconds comme des « créas » (ces gestionnaires passionnées de l’image de marque dans la presse).

C’est un raccourci, bien sûr. Il n’en reste pas moins qu’il y a en France deux tendances dans ce que l’on pourrait appeler l’art de la maquette. Celle qui consiste à favoriser la typographie, et celle qui consiste à favoriser la photographie. D’un côté les graphistes-maquettistes et de l’autre les « faiseurs d’images », comme dit Peter Knapp.

Directeur artistique de ELLE de 1959 à 1966, Knapp était au départ un graphiste. « Je suis devenu faiseur d’images dans l’urgence, raconte-t-il. Je me suis vite rendu compte qu’il fallait que j’intervienne auprès des photographes de mode pour réaliser la vision ‘prêt-à-porter’ de la rédactrice en chef, Hélène Gordon-Lazareff. Pour nous distancer de la haute couture, trop glamour, j’ai dû établir une nouvelle lisibilité des images. A l’époque, les lectrices décryptaient soigneusement les photos de mode car elles confectionnaient leurs propres vêtements grâce à leur machine à coudre. Il ne fallait pas décevoir leurs attentes. » Laissant aux douze graphistes de son équipe le soin de gérer les mises en page hebdomadaires, il imposa, grâce à la photographie, un look maintenant légendaire : le fameux « Style Elle ».

Les origines de la direction artistique

Sciemment ou non, tous les directeurs artistiques de magazines, en France comme ailleurs, sont héritiers de El Lissitzky, auteur du manifeste La topographie de la typographie, (Merz, 1923). Comme ce pionnier de la maquette qu’était Lissitzky, les directeurs artistiques sont en mesure de créer des espaces de lecture ouverts vers la pluralité des sens. A l’aide de titres, sous-titres, accroches, légendes, encadrés et citations, ils peuvent provoquer des interprétations simultanées d’informations graphiques hétérogènes. Pour eux, comme pour Lissitzky, la communication passe par le visuel plus que par le langage.

Dans un essai La spatio-temporalité de la maquette constructiviste, Michel Porchet, coordinateur pédagogique au Fresnoy, explique pourquoi, au jeu typographique, Lissitzky préférait le jeu topographique. Pour les cubofuturistes, suprématistes et constructivistes qui formaient cette nébuleuse associée à l’avant-garde russe, « l’espace typographique moderne n’est plus régi par les valeurs classiques d’ordre, de continuité, d’homogénéité et de stabilité mais il obéit à un type d’organisation réglé par les notions de discontinuité, de simultanéité, de contraste du mouvement de l’art moderne. »  Les compositions de Lissitzky, ajoute-t-il, tentaient de supprimer la hiérarchie de la figure et du fond, du discours et de l’image, de l’entendement et des affects.

Curieusement, à l’intérieur de l’hexagone, l’espace typographique est toujours régi par les valeurs classiques d’ordre et de continuité. La direction artistique en France ne semble pas avoir fait sa révolution. Elle ne la fera sans doute jamais. Pour nos directeurs artistiques, les notions de rupture et de disjonction sont suspectes, voir dénigrées.

Dans les magazines, les articles, quelque soit leur longueur, sont rarement coupés, créant le plus souvent des plages grises sans accroche qui s’étendent sur des kilomètres de feuilletage. Les textes contournent les images sans jamais les toucher. Les encadrés respectent la grille. Les superpositions texte-image sont rares, sauf sur les couvertures. Les photos ne prennent tout leur sens que lorsque l’on a déchiffré leur légende. Et les publicités ! Elles sont mal vécues, à peine tolérées car considérées comme de vulgaires interruptions.

En France, on hésite à bousculer les codes de lisibilité. Au nom de la rationalité et dans l’esprit des Lumières, on fragmente rarement l’espace de la représentation, comme le faisaient les avant-gardistes russes. Paradoxalement, outre-Atlantique, les directeurs artistiques de magazine ont adopté les enseignements de Lissitzky. La dimension ludique des maquettes américaines doit être attribuée à l’intervention de deux émigrés russes, qui, bien qu’opposés au régime bolchevique, n’en n’avaient pas moins adopté les idées avant-gardistes. Le plus connu est Alexey Brodovitch, qui fut directeur artistique de Harper’s Bazaar de 1934 à 1958. Moins illustre mais plus influent, Alexander Liberman, l’éminence grise à Vogue et aux éditions Condé Nast pendant un demi-siècle, de 1941 à 1991.

J’ai été directeur artistique sous le régime autoritaire de Liberman à New York à la fin des années 80. J’ai accepté d’être sous sa tutelle, dans un mode de transmission du savoir proche de la relation Maitre-Elève des ateliers de peinture de la Renaissance. C’est en le regardant manipuler librement les éléments d’une mise en page que j’ai pu comprendre, plus de 60 ans après la révolution d’Octobre, ce qu’avait été ce jeu topographique cher à Lissitzky.

En plus de ses fonctions de directeur artistique, Liberman était un peintre et un sculpteur qui, comme Lissitzky, travaillait à la manière de Kasimir Malevitch. Ses recherches formelles portaient sur la bi-dimensionnalité des formes géométriques abstraites, assemblées sur des rythmes syncopés. Toutes ses mises en page ne reflétaient pas cette esthétique suprématiste, mais elles tendaient toutes vers cette « simultanéité » dont parle Michel Porchet.

Jusque-là, j’avais pratiqué mon métier de directeur artistique principalement comme une graphiste-maquettiste, avec un cahier des charges, une grille, un vocabulaire typographique, et une stratégie de l’image. Avec Liberman, j’ai appris à fétichiser les images au service d’une idéologie consumériste tout aussi militante que celle des affiches de Gustav Klutsis, de Rodchenko, ou de Lissitsky.

Avant moi, aux Etats Unis, des dizaines de directeurs artistiques avaient été formés par Liberman. Tous les membres de cette « confrérie », les anciens de Condé Nast, avaient assimilé, à des degrés différents, les préceptes du manifeste de Lissizky : disloquer la séquence phonétique au profit d’une image purement spatiale du mot, et faire en sorte que la surface imprimée dépasse l’espace et le temps.

Dans la plupart des cas, Liberman trouvait nos mises en pages décidément trop « bourgeoises ». Subir ses critiques — « Ma chère amie, me disait-il en français, vous n’êtes pas assez vulgaire, » — produisait l’effet d’un voyage dans le temps, d’un retour aux sources intarissables d’une modernité sans cesse contestée.

Mais qu’est-ce que la direction artistique ?

La direction artistique est un métier difficile à définir. Pour Etienne Robial, ce n’est d’ailleurs pas un métier mais une fonction. Ses vues sur la question sont le résultat d’une longue expérience professionnelle : Il a créé la maquette de plusieurs publications, Les Inrockuptibles en particulier, en 2010. Mais il est surtout connu pour l’identité graphique de Canal+, la chaine de télévision, où, pendant trente ans, il a été directeur artistique, responsable non seulement de l’habillage des différentes émissions mais aussi de leurs programmes de communication internes et externes. « J’étais au comité de direction, explique-t-il, je n’avais pas besoin de validations. Je n’avais pas à démontrer que mon travail était tout aussi important que celui des autres membres du comité. »

De toute évidence, son maître à penser n’est pas Lissitzky. Son modèle de référence, j’imagine que ce serait plutôt l’allemand Peter Behrens, le directeur artistique de l’entreprise d’électricité AEG (Allgemeine Elektricitäts Gesellschaft) et le cofondateur de la Deutscher Werkbund. Comme Behrens, à qui l’on attribue l’invention du concept d’identité d’entreprise, Robial est avant tout un gestionnaire de projets. Il n’envisagerait pas sa fonction créative autrement. « La direction artistique, c’est aussi savoir argumenter, » insiste-t-il.

Quand il applique sa philosophie de gestion à la maquette d’un magazine, le résultat est fonctionnel, limpide, sans bavure. Les Inrocks reflètent la sensibilité d’un graphiste pour qui la typographie est un instrument de contrôle. La police FF DIN (dessinée par Albert-Jan Pool pour Erik Spiekermann, 1995) dans un corps gras, en trois tailles seulement, sert aux sur-titrages, titrages et accroches — pas de lettres capitales, sauf pour les noms propres. Toujours la DIN, en medium, pour le texte et les sous-titres. Pas de pavés, que des drapeaux.  Beaucoup de blanc, en demi-colonnes verticales, ici et là, grâce à une grille très souple. Les Inrocks est un guide de l’actualité culturelle et politique qu’on ne peut pas comparer à un magazine à proprement parler. Sa formule ludique mais rassurante n’impose pas aux lecteurs d’interminables prises de position.

On pourrait imaginer que la table de travail d’Etienne Robial est aussi ordonnée que ses tracées régulateurs et ses déclinaisons d’identités graphiques. Il n’en est rien. L’environnement dans lequel il travaille recèle des trésors petits et grands dont il s’inspire constamment.

Des dizaines de boites de crayons de couleurs, des casiers contenant des poignées de porte-mines rétro, des piles de rouleaux de rubans adhésifs multicolores, des panoplies de stylos Criterium, des taille-crayons à manivelle alignés en rangs d’oignons, des équerres de toutes proportions, des compas en acier ou en bois, des étiquettes et des plumiers. Sans compter une trentaine de mètres de rayonnages pour sa collection de livres, revues, magazines, pochettes de disques et catalogues de spécimens typographiques. Robial remplit aussi des cahiers de notes avec des graphiques, des chartes, et des tableaux qui lui permettent d’évaluer l’intensité des couleurs, l’opacité des noirs, ou la texture des traits de crayons de ces petits outils de travail qui nourrissent son imagination.

Etre « graphiste gestionnaire », comme dit Robial, n’est qu’une facette de la pratique d’un directeur artistique. Comme lui, d’autres graphistes, chargés de la direction artistique de magazines, se retrouvent pris entre deux feux : art et commerce. Ce n’est pas nouveau. L’idéologie productiviste qui est la leur sur le plan professionnel est en fait dans la grande tradition de l’organisation scientifique du travail (O.S.T.), une théorie qui met en avant, depuis la deuxième révolution industrielle, la figure mythique de l’artiste-ingénieur.

La direction artistique des graphistes-maquettistes

Les kiosques de journaux en France sont des supermarchés de la convoitise. Des douzaines de directeurs artistiques rivalisent pour offrir aux lecteurs des formules chatoyantes où images et textes s’efforcent d’informer, d’édifier, de distraire, d’étonner et d’inspirer.

« Il y en a tellement, c’est presque anxiogène, » remarque Laurent Abadjian, rédacteur photo à Télérama depuis 2001. Et dans chaque publication, ajoute-t-il, il y a trop à lire. « Alors que les lecteurs anglo-saxons savent faire le tri entre ce qui les intéresse et ce qui ne les intéresse pas, les français tentent de lire tous les articles de bout en bout, ce qui est souvent impossible ». A mesure que les magazines non lus s’empilent dans un coin, un sentiment de culpabilité s’accroit lui aussi. « On finit par ne plus acheter de magazines, » conclut-il.

Rendre la lecture plus agréable est une tâche souvent confiée à des directeurs artistiques qui, comme Robial, ont un tempérament de graphiste-maquettiste : des hommes qui agissent avant tout sur le terrain typographique pour faire passer le message. Parmi eux Alain Blaise à Libé, Loran Stosskopf à Télérama, Serge Ricco à L’OBS, ou Yorgo Tloupas à Vanity Fair France.

Ils ont chacun leur style, mais partagent une référence commune : la très belle maquette que l’anglais Richard Turley avait créé pour le magazine américain Bloomberg Businessweek. Tous la citent comme le comble de l’élégance et de la lisibilité. Ah, la presse britannique... Les anglais ont souvent été mis a contribution pour repenser la maquette de magazines français. CDT (Carroll Dempsey & Thirkell) à Télérama en 1992 ou Fernando Gutiérrez (Pentagram) au Nouvel Observateur en 2006.

Rien de plus sage, pourtant, que le format de Bloomberg Businessweek. Une grande homogénéité se dégage de la maquette, de ses titrages en Helvetica, et des différents éléments typographiques minutieusement agencés. Le tout fonctionne grâce à une grille très rigoureuse marquée par des filets au tracé aigu qui rehaussent l’aspect structuré des pages tout en accentuant quelques incursions erratiques sous forme d’illustrations ou de vignettes photographiques. Mais il n’y a pas là grande innovation. C’est pratiquement la même maquette que The Guardian, par Mark Porter, ou celle que cet autre talentueux directeur artistique anglais, Robert Priest, avait mis en place pour Esquire dans les années 80.

Ce qui fait la modernité et l’attrait de Bloomberg Businessweek, c’est l’importance donnée aux détails les plus infimes. Le texte sert de toile de fond à quelques touches visuelles dont la taille et la position dans l’espace sont finement calibrées pour créer une notion d’échelle.  La relation entre graphiques, illustrations, photos, encadrés ou légendes est au service d’un ensemble dont le rythme syncopé donne à l’oeil envie de danser.

De danser et de virevolter. Personne ne lit tous les articles de ce magazine, affirmait Turley dans une interview dans Grids, le blog de la Society of Publication Design à New York. « C’est une prose très dense et assez littéraire. Néanmoins, mon but est de stimuler l’envie de lire des lecteurs, même s’ils ne font que feuilleter notre publication. »

Qu’on les lise ou non, les articles dans Bloomberg attirent par leur intelligence et objectivité. « C’est une maquette affolante de crédibilité, » dit Susanna Shannon, une graphiste américaine qui vit en France et collabore régulièrement à Libé (notamment pendant la dernière campagne présidentielle), au Nouvel Economiste, à L’Express ou Madame Figaro. « Quand je regarde Bloomberg, j’ai les yeux qui grésillent. »

Shannon est avant tout au service d’une tradition journalistique. Elle fait partie de ces directeurs artistiques pour qui le sens des mots compte plus que la « communication ». « Je ne sais pas si les publications à base de pulpe de papier vont survivre, dit-t-elle. Leur élimination serait non seulement une attaque contre la démocratie, mais aussi un danger pour la cohésion de notre société.  De la presse papier dépend notre aptitude à vivre ensemble. »

Farouchement fidèle à Franklin Gothic Medium, elle décline l’information sereinement, attentive à l’échelle de chaque composante de la page. Pour le Festival de Chaumont les deux dernières années, elle a produit un quotidien, La Life, qu’elle décrit non pas comme une gazette, mais comme un instrument d’agrégation sociale pour la durée du Festival.

La sensibilité graphique de Shannon est proche de celle d’Alain Blaise, qui assure, depuis 1992, la direction artistique de Libération. Il a survécu aux sagas des différents looks du journal sans pour autant perdre son goût pour la typographie bien charpentée, les titrages musclés et les illustrations flamboyantes. La solide maquette de Claude Maggiori, en vigueur de 1981 à 2009 a été remplacée par une nouvelle mouture, plus policée — trop policée d’après certains critiques — développée par Javier Errea et Antonio Martin, deux consultants de l’agence de presse Innovation Media Consulting.

Qu’à cela ne tienne. Pour Blaise, Libé est un objet malléable, pliable, flexible. Cette maquette qui n’est pas la sienne, il la bouscule et l’aiguillonne, pour la désinhiber et pour ramener un peu de cet engagement et de ce chaos qui caractérisaient le journal à ses débuts, dans les années 70.

Laurent Abadjian, qui a travaillé comme directeur photo avec Blaise pendant cinq ans avant de rejoindre Télérama en 2001, se souvient de la manière dont ils partageaient la réflexion sur le rapport texte-image en permanence, au fil des heures, en aval comme en amont du processus de mise en page. « Blaise était le maitre d’œuvre. Mais autour de lui, on avait une capacité à se mobiliser sur un événement fort, dans un rapport de confiance. C’était cette alchimie qui faisait que ça fonctionnait. » A l’époque, la grille de Claude Maggiori structurait leurs échanges. Blaise proposait à Abadjian des « volumes » à remplir. C’était au rédacteur photo qu’incombait la tâche de trouver des solutions visuelles pertinentes.

A Télérama, Abadjian s’est appliqué à recréer cette même complémentarité avec deux directeurs artistiques successifs, d’abord Serge Rico (2001-2010) puis Loran Stosskopf (depuis 2011). C’est passionnant, dit-il, car c’est à chaque individu de dessiner son territoire. « Ça se re-calcule tous les jours, insiste-t-il. L’idée de départ à Télérama est de proposer aux lecteurs deux regards croisés, celui du texte et celui des images. Moins contraignant que le format d’un quotidien, l’hebdomadaire permet une plus grande souplesse, donc un espace de négociation plus flexible entre ces deux langages. » Toutefois on privilégie la paix sociale à l’intérieur des équipes, ajoute-t-il. A Télérama, plaire à tous prix aux lecteurs n’est pas une stratégie qui fait consensus.

Point essentiel dans la presse française : le consommateur n’a pas toujours raison. Se demander ce que les lecteurs voudraient lire n’est pas une démarche courante. Le marketing n’a pas totalement prise sur le rédactionnel — pas autant qu’aux USA, où les sujets des articles sont souvent décidés derrière les portes closes, en accord avec les commerciaux.

En fait, à Télérama, on cultive une certaine distance par rapport au pouvoir culturel. Sur ce point, l’ADN du magazine est contestataire. Quand Loran Stosskopf est arrivé, il a voulu mettre de l’ordre dans une maquette qui, après une série de ces remises en question qui contribuent au succès du magazine, avait perdu de sa rigueur. La transition a été plus compliquée que prévue. Avec une circulation de 650.000 (égale ou supérieure à celle de Paris Match), Télérama est un énorme paquebot qu’on ne manœuvre pas aisément. Stosskopf, avec son approche de graphiste, son goût de l’exactitude et son désir de cohérence, a dû faire ses preuves avant de pouvoir changer les choses.

Aujourd’hui, les couvertures de Télérama sont des compositions graphiques soignées et minimalistes qui privilégient l’asymétrie. Logo et accroches sont en Graphik Regular Condensed (une création de Commercial Type qui ressemble à Univers Light Extra Condensed). Petite coquetterie, le code-barre sur la couverture est dans une cartouche rouge verticale de la même hauteur que le logo. Placée en haut à droite, cette cartouche s’aligne avec les mentions légales, le numéro, la date et le prix du magazine. De formation hybride, cet algorithme identitaire est un sigle très contemporain.

A l’intérieur, Stosskopf a réussi à donner à ses mises en page des espaces de respiration, avec des aplats blancs qui fonctionnent comme des formes architecturales à part entière plus que comme de simples vides. Pour rendre la lecture encore plus sereine, il retravaille l’espacement entre mots et ponctuation, créant ainsi des colonnes de texte d’un gris uni qui repose l’œil sans qu’on s’en rende compte. Le cœur du magazine offre ainsi des zones de calme qui mettent en valeur la fulgurance de certaines photos ou illustrations. Les titrages sont en Publico (Commercial Type), un caractère gras à empattements, qui n’est utilisé qu’en majuscules. Cette police est réservée au cahier central et aux critiques de la section télé.

Le choix de Publico, une référence au journal portugais Público, est un clin d’oeil à Mark Potter, le créateur de cette admirable maquette récompensée en 2014 pour l’excellence de son design par la prestigieuse institution European Newspaper Award. Néanmoins, l’utilisation en majuscules que Stosskopf fait de cette police est très différente de l’utilisation en bas-de-casse qu’en fait Mark Potter dans Público. L’insistance sur les capitales pour les titrages de Télérama donne l’impression que les rédacteurs s’adressent aux lecteurs sur le mode impératif.

Les graphistes français veulent toujours « faire autrement ». Ils admirent certaines maquettes, mais refusent de les imiter, alors que les anglais n’hésitent pas à copier les formules heureuses ou à les réinterpréter systématiquement en toute impunité. L’exemple le plus flagrant est Richard Turley, qui, pour Bloomberg Businessweek, avait emprunté la grille du Guardian où il avait travaillé avec Mark Potter — tandis que Mark Potter repiquait cette même grille ici et là, pour Público, mais aussi pour Courrier International, et pour le magazine italien Internationale, entre autres.

Récemment, à L’OBS, Serge Rico a lui aussi voulu faire référence à un modèle typographique culte, sans pour autant y être assujetti. Pour la nouvelle maquette, dont il est l’auteur, il s’est inspiré du logo du Nouvel Observateur des années 70, un chef d’oeuvre que l’agence de Robert Delpire avait commandé à Herb Lubalin, le célèbre graphic designer américain connu pour avoir créé la police de caractères AvantGarde. Coup de cœur dangereux : Lubalin était un formidable dessinateur de logos, mais ses polices, toujours très décoratives, n’étaient pas faites pour décliner manchettes et titrages.

Sans se démonter, Rico choisit une police de caractères qui ressemblait au logo de Lubalin : Domaine (fonderie Klim/Kris Sowersby), dans la version Display Black, et en fit la signature typographique de la nouvelle maquette de l’hebdomadaire. Au lieu de l’utiliser en petite dose et petite taille, comme la sagesse l’aurait voulu, il la déploya partout, à toutes les échelles, en bleu, en rouge ou en noir, selon les besoins de la cause.

Sur certaines double-pages, l’effet est percutant, surtout quand la taille des lettres reste modeste, ce qui rend leur noirceur, leur galbe et leurs sinuosités moins agressives. Tout aussi surprenants sont les encadrés de L’OBS, des pavés de composition centrée, des morceaux de bravoure qu’il faut lire en écarquillant les yeux. « Chaque article a son univers, explique Serge Rico. Et puis, le plus souvent, le magazine est plus fort que vous. Il a sa propre logique. Il garde son mystère. »

Dans sa nouvelle formule, L’OBS fait preuve d’une vitalité sans égale dans la presse française. On ne peut qu’admirer ce joyeux débordement d’articles, d’informations, d’images, d’idées, de rubriques, d’encadrés, de graphiques, d’accroches, de titres, de sous-titres, d’intertitres, et de légendes. Ensemble ils forment un tout dont la cohérence tient au fait que tous les éléments de la maquette sont délibérément conçus comme des interruptions.

Alex Liberman aurait apprécié le travail de Serge Ricco à sa juste valeur. Ses mises en page n’incarnent-t-elles pas les préceptes du manifeste de Lissizky : disloquer la séquence phonétique au profit d’une image purement spatiale du mot, et faire en sorte que la surface imprimée dépasse l’espace et le temps ?

Une exception française : Vanity Fair

Dans la plupart des cas en France, les budgets que les éditeurs consacrent au développement de l’identité typographique de leurs publications sont largement insuffisants. Ne cherchons pas plus loin la raison de la banalité d’un grand nombre de maquettes de magazines français. Les directeurs artistiques disposent de trop peu d’argent et de trop peu de temps pour étudier, expérimenter, tester ou même redessiner les caractères typographiques qui vont définir non seulement la lisibilité mais aussi la personnalité des publications dont ils sont responsables.

Pourquoi les décisionnaires méconnaissent à ce point l’importance du dessin des lettres ?

Sébastien Morlighem, qui, en tant qu’historien de la typographie, a collaboré au développement de la police VF Didot pour la fonderie Commercial Type (pour le Vanity Fair américain) avance une explication : traditionnellement, en France, le travail de l’ouvrier typographe/créateur de caractères est dévalorisé comme étant une vulgaire besogne manuelle, tandis que le travail de l’éditeur est surestimé, son activité considérée comme une poursuite intellectuelle.

Est-ce le fait d’un esprit corporatiste qui perdure? C’est fort possible. Quelque soit l’analyse qu’on en fait, la réalité reste la même. Le plaisir de la lecture est entre les mains de ceux qui savent non seulement reconnaître et hiérarchiser les caractères de lettres, mais qui savent aussi les ajuster, voir les redessiner. Tant que les patrons de la presse refuseront de considérer l’excellence typographique de leurs produits comme faisant partie intégrale de leur modèle économique, il ne faut pas s’attendre à des miracles.

Edifiant sur ce point est le cas du Vanity Fair France, généreusement financé par Condé Nast, et dont la maquette a été confiée à Yorgo Tloupas. Les moyens mis à sa disposition sont extravagants comparés à la norme française. Mais il faut dire que l’objectif numéro un de Condé Nast n’était pas de créer un produit, mais de développer une marque.

Yorgo Tloupas est un directeur artistique pour qui la typographie fait partie d’un tout. Il conçoit son métier comme une pratique à l’intersection de l’art et du commerce, sans état d’âme, sans faire de distinctions talmudiques entre ce qui est culturel et ce qui ne l’est pas. Par contre il favorise les rapports humains. « J’ai un principe, dit-il. Ce que je fais n’est jamais le résultat d’une évolution technologique. »

Son parcours professionnel est l’expression d’une boulimie pour tout ce qui va vite : le skate, la moto, les hors-bords et les voitures. Pour lui, les magazines de luxe sont dans cette même catégorie : on les feuillète en vitesse, dans tous les sens, on les roule et on les plie, on n’a pas le temps de les lire mais on n’hésite pas, dans des moments d’enthousiasme, à arracher les pages les plus belles pour les garder comme référence.

Tloupas se défini comme un créatif avec des velléités entrepreneuriales. Il est membre fondateur de deux magazines cultes. D’abord Intersection, un luxueux trimestriel publié en Angleterre depuis 2001 — une publication qui fonctionne comme un magazine de mode mais qui propose des reportages insolites sur tout ce qui touche à l’accélération, surtout les automobiles. Ensuite Magazine (avec Angelo Cirimele en 2004) une revue qui traite de la presse « de style » et synthétise les tendances du moment dans ce domaine. Son agence, Yorgo&Co, a deux adresses, l’une à Londres l’autre à Paris.  C’est une structure hybride, avec une petite équipe de créatifs multidisciplinaires capables de répondre aux demandes de clients haut-de-gamme, comme Martell, Lacoste ou Condé Nast.

En 2010, Tloupas avait travaillé pour Condé Nast sur l’édition française du magazine GQ. Ça lui avait donné envie de répéter l’expérience avec Vanity Fair, ce prestigieux magazine « qui traite les acteurs comme des intellos et les intellos comme des acteurs. » Belle formule pour décrire cette presse people sur papier glacé. L’ambiguïté de ce positionnement éditorial plaisait à Tlouplas, lui qui est toujours à l’affût de l’insaisissable.

Après le succès inespéré de la version française de GQ, Condé Nast avait décidé d’ajouter Vanity Fair à la liste de ses titres distribués en français, Vogue, Glamour et AD. Pour cela il fallait trouver un directeur artistique capable d’interpréter les codes et les tropes anglo-saxons de la maquette originelle, de les adapter pour un lectorat français — quelqu’un pour qui pasticher une œuvre existante n’était pas un problème insurmontable. Tloupas décrocha le contrat.

Chris Dixon, le directeur artistique de Vanity Fair USA, qui a été témoin de ce « French makeover » pendant une période de gestation qui a duré 18 mois, est admiratif du résultat. « L’interprétation de Yorgo est une des plus intéressantes de toutes nos éditions internationales, dit-il. Même si parfois ses choix typographiques me font penser à la mise en page de menus quatre étoiles ou à des paquets de cigarettes de luxe. »

Tloupas aime raconter, par le menu détail, comment il a systématiquement analysé tous les éléments de la maquette américaine, répertoriant une à une les idiosyncrasies de cet étrange assemblage de maniérismes et de motifs graphiques qui donnent à Vanity Fair toute sa personnalité.

La liste est longue : ombres portées, carrés rouges, transparences, parenthèses, rubans, flèches, chapeaux, cartouches, illustrations miniatures, effets de papier déchirés, portraits de groupes, et j’en passe. Il a eut le temps de s’interroger sur l’utilisation de la typo VF Didot, sur la relation entre titrages en majuscules et accroches en minuscules, et sur le rôle des caractères en italiques sur les couvertures. Il a aussi longuement étudié la place prédominante que tenait dans le magazine l’infographie dont les tableaux et diagrammes étaient toujours d’une virtuosité étonnante.

« Je me suis rendu compte très vite que tous ces détails minutieux faisaient partie intégrale du concept éditorial mais aussi de l’image de la marque ‘media’ de Vanity Fair et de ses produits dérivés, » explique Tloupas.

Quatre numéros zéro ont jalonné ce processus au cours duquel Tloupas a travaillé avec le créateur de caractères Jean-Baptiste Levée pour créer une police, Vanité, une linéale assez condensée, style Art Déco, qui se distingue par la vaste panoplie de ses caractères alternatifs décoratifs. Cette référence aux années folles, qui donne à la maquette française un air de sophistication, reste néanmoins feutrée : Tloupas n’utilise Vanité que pour des titrages et sous-titrages de petite taille, et ses caractères alternatifs-décoratifs sont réservés aux noms propres et aux mots isolés.

« Pour en arriver là, nous avons fait un travail documentaire sur le vernaculaire des pierres tombales à Milan, Rome et Florence, dit Levée. Nous avons aussi étudié la typo des vieilles cartes postales de Deauville. Yorgo pensait que les futurs lecteurs et lectrices du Vanity Fair français s’identifieraient avec cette ambiance vieille bourgeoisie. » Ça tombait bien. Graydon Carter, le légendaire rédacteur en chef du Vanity Fair américain, est un dandy dont l’élégance rappelle celle de Gatsby le magnifique.

Après tout ce travail préparatoire, la traduction de la marque Vanity Fair en langue française est une réussite, et son positionnement est compréhensible pour quiconque feuillète le magazine. La mise en page minutieuse des articles rend crédible ce mélange de nostalgie, de glamour et de journalisme d’investigation qui est la signature du magazine. Si seulement le succès que rencontre Vanity Fair France au kiosque pouvait convaincre les éditeurs qui contrôlent nos publications du bien fondé d’un tel investissement.

Cependant, pour apprécier le travail de Tloupas, il faut un œil averti. Pour les non-initiés, il n’y a presque pas de différence entre les deux maquettes, sauf peut-être la longueur des articles en français. Pourtant, avec seulement 20% du contenu éditorial venant des Etats Unis, la version française est une complète réinvention. « Ce que je fais, ce n’est pas du graphisme, dit Tloupas. Ou plutôt, oui, c’est du graphisme mais on ne le voit pas. »

Le travail de ceux qui fabriquent des images

Fabien Baron, qui tient une place proéminente en France comme à l’étranger dans l’univers de la mode et du luxe, est probablement le plus connu des « faiseurs d’images ». Directeur de la création du magazine américain Interview, créé par Andy Warhol, il a à son crédit la direction artistique d’autres titres tout aussi prestigieux : Le Vogue italien et français, Harper’s Bazaar et Arena Homme +. La liste de ses clients est vertigineuse : parmi eux Calvin Klein, Dior, Harry Winston and Burberry. Il crée des logos, dessine des flacons de parfums, filme des campagnes publicitaires, et réalise des prises de vues. Pour l’assister dans tous ces projets, il a engagé une cinquantaine de personnes à Baron & Baron, son agence à New York.

« Je suis super rapide, dit-il. Je fais tout plus vite que tout le monde. Ça peut poser des problèmes aux gens qui n’ont pas autant d’expérience que moi. » Cette déclaration, qui peut sembler arrogante, fait écho à une des phrases favorites d’Alex Liberman, qui aimait à dire, citant Picasso « Je ne cherche pas, je trouve. »

Baron a rencontré Liberman au début des années 80. C’était grâce à cette entrevue que le jeune français avait décroché le poste de maquettiste à GQ (Mary Shanaham en était alors la directrice artistique). Baron a très vite adopté la manière de travailler de celui qui fut le mentor (et le tormentor) de tant de directeurs artistiques américains.

A tord, on cite l’influence d’Alexey Brodovitch sur Baron pour expliquer ses mises en page sur papier glacé où le texte, finement monogrammé en caractères Firmin Didot, sert de contrepoint à des images photographiques délibérément stylisées. Pourtant, la manière dont Baron prend possession de l’espace de représentation est typiquement suprématiste : comme Malevitch et Lissitzky (et comme Liberman), il utilise des effets de frontalité et de platitudes, des réserves de blancs qui écrasent la perspective, et des rapports de tension entre pleins et vides qui accentuent le dynamisme mais aussi l’instabilité de ces compositions.

De son père, Marc Baron, directeur artistique de L’Equipe, Fabien avait appris très jeune l’art de la maquette, mais avait aussi acquis une substantielle culture photographique. A peine débarqué à New York au début des années 80, il alla chercher Bert Stern, alors toxicomane tombé dans l’oubli, pour faire une petite série de photos de mode. Le photographe de la célèbre dernière séance avec Marilyn Monroe tenait à peine debout. Mais Fabien, qui avait 21 ans à l’époque, voyait en lui un géant. C’était avant la sortie du livre The Last Sitting qui devait rétablir la réputation de Stern et relancer sa carrière.

Plus tard, Baron se lia d’amitié avec des photographes de mode comme Steven Meisel, Peter Lindberg, Herb Ritts ou Patrick Demarchelier, les stars des années 90. Leurs multiples collaborations avec Baron ont produit des images qui ont marqué leur époque, des portraits de Kate Moss ou des nus de Madonna. Et encore aujourd’hui, Baron reste très proche des jeunes photographes avec lesquels il travaillait régulièrement à Harper’s Bazaar — David Sims, Mario Sorrenti, Steven Klein, Graig McDean et Terry Richardson — de fortes personnalités qui sont devenues des figures incontournables dans les magazines de mode comme dans la publicité.

Récemment, dans Interview, Baron publia un portfolio de photos de Madonna par Marcus Piggott et Mert Alas. La séquence, qui montre la chanteuse de 56 ans les seins nus dans des poses provocatrices, a de nouveau effarouché les critiques. Mais de plus en plus, Fabien Baron se charge lui-même d’écorcher les sensibilités. Il passe derrière l’objectif pour prendre les photos de mode, avec chaque fois des résultats dont l’érotisme exacerbé et crépusculaire est l’expression d’un désir de faire sauter les codes du bon goût.

Une spécialité française : la photo de mode

« La photo de mode est le dernier secteur d‘activité où les français ne sont pas des tocards. » C’est le directeur artistique Thomas Lenthal qui l’affirme. Il sait de quoi il parle. Sa carrière dans la presse, l’édition et la publicité est prestigieuse. En 1999, il fonde le magazine Numéro. En 2006, il crée Paradis. En 2012, il lance à Londres System magazine, avec Jonathan Wingfield, l’ancien rédacteur-en-chef de Numéro.

Avec chaque nouvelle publication, ses maquettes deviennent de plus en plus dépouillées. Pour les titrages, il utilise Times New Roman, « le standard absolu de lisibilité », dit-il. Il creuse des vides entre le texte et les images, mais cette blancheur est un voile qui donne l’impression de cacher quelque chose. Lenthal déshabille ses mises en page comme il déshabille les jeunes femmes qui peuplent son univers graphique.

Lenthal est un directeur artistique par excellence : dans la presse comme dans la publicité, il est un révélateur de la quiddité du moment. Ses campagnes publicitaires sont toutes aussi avant-gardistes que ses choix éditoriaux. Depuis 2000, pour Dior et Yves Saint Laurent, il défie systématiquement les codes du luxe. Fabriquer des images, pour lui, est toujours l’occasion de repousser les limites de ce qui est convenable de montrer — ou pire encore, de suggérer.

Sa collaboration avec le photographe allemand Juergen Teller pour Paradis magazine frappe les esprits. Il sait choisir avec qui s’associer pour dépayser au maximum le regard : Sam Taylor-Wood pour YSL Parfum ; Nick Knight pour Alexander McQueen ; Marcus Piggott et Mert Alas pour Opium ; Erwan Frotin pour Cartier. Comme Baron, qu’il admire, Lenthal traite tous ses commanditaires de la même façon, comme des émissaires dans le domaine culturel.

« Une commande pour moi est l’interprétation d’un texte, l’exhumation de son sens, dit-il. Je cherche toujours quels sont les ressorts conceptuels qui font que les choses sont ce qu’elles sont. »

Le plus récent magazine dont Lenthal assure la direction artistique est System, une publication biannuelle dont l’objectif est d’exposer « la logique économique et fonctionnelle des métiers de la mode, » explique-t-il. Le titre fait référence à Roland Barthes, dont le livre, Système de la mode, est une célèbre analyse sémantique du langage vestimentaire. Les deux rédactrices en chef, Alexia Niedzielski et Elizabeth von Guttman sont des initiées qui ont accès aux dossiers les plus « chauds ». Elles savent poser les bonnes questions.

Lenthal se charge de remettre en cause les pratiques visuelles du métier. Sur la couverture d’un récent numéro de System, le top model Stella Tennant, photographiée par Juergen Teller, est assise nue sur une pelouse dans une pose pudique quoique peu gracieuse. C’est l’opposé de la couverture d’Interview magazine avec Madonna en dominatrice enjôleuse, photographiée par Marcus Piggott et Mert Alas.

A l’intérieur, des séries de reportages photographiques par Teller dévoilent les corps de jolies femmes prises sur le vif, sans apprêt et sans retouche. L’une d’elle s’appelle Saskia, le prénom de la femme de Rembrandt. « Smells like Saskia » (Parfums de Saskia) proclame une accroche sur un bandeau qui entoure la couverture. Connaissant l’érudition de Lenthal et son goût pour les citations obscures, il est fort possible que ce portfolio ait été conçu comme une méditation sur la nudité sans artifice telle que le maître flamand la peignait, en amoureux épris de la beauté charnelle de sa femme Saskia.

« La mode nous émeut parce qu’elle est éphémère, dit Lenthal. Elle est l’expression d’un discours dont nous ne comprenons pas le sens. » Ce décryptage sans cesse recommencé est le fond de commerce de nombreux magazines de mode, de Vogue à Elle, en passant par L’Officiel, Marie-Claire, Madame Figaro, pour ne nommer que les plus connus. Les directeurs artistiques qui y travaillent font partie d’une petite clique de gens très créatifs qui eux aussi ont leur magazine attitré : Magazine, cette publication culte créée en 1999 par Angelo Cirimele et Yorgo Tloupas qui est distribuée dans les librairies et concept stores les plus branchés de France.

Au départ Magazine était un gratuit, chaque numéro étant la responsabilité d’un créatif différent. Parmi eux des directeurs artistiques de tous genres (Michel Mallard, Christoph Brunnquell, Sophie Toporkoff, Thomas Lenthall, Peter Knapp), des studios (H5, Surface to Air), mais aussi de nombreux graphistes (Loran Stosskopf, De Valence, Laurent Fetis, Antoine+Manuel, Sylvia Tournerie, Change is good, Etienne Mineur).

« Notre budget était exactement zéro, convient Cirimele. Pour les créatifs qui faisaient don de leur temps, c’était évidemment une vitrine. Mais quoi ? On travaille trois semaines gratuitement pour faire une chose qu’on ne fera qu’une fois dans sa vie ? » Magazine, pour Cirimele, est dépositaire d’un savoir-faire qui se perd : celui de créer un contenu éditorial qui ne répond pas à priori à une commande.

Magazine est maintenant une publication payante, à dos carré, un objet de collection. Depuis quatre ans (10 numéros), le même directeur artistique, Charlie Janiaut, en assure la continuité graphique. Il a pris le parti d’une couverture avec le titre sur un sticker que l’on peut déplacer à volonté. A l’intérieur, il poursuit la même stratégie qui consiste à séparer les combattants : séparer les mots et les images ! Les articles sont imprimés sur des encarts insérés entre les portfolios. Une solution qui rappelle celle des livres anciens illustrés par des estampes tirées sur des presses spécialisées, puis collées sur des « planches » qui étaient insérées entre les feuillets de ces beaux livres.

« Avant, on changeait tout le temps de directeur artistique, mais on finissait par faire le même truc en définitive, » explique Cirimele, dans un aveu qui réaffirme le fameux épigramme d’Alphonse Karr « plus ça change, plus c’est la même chose ».

Pour les directeurs artistiques, cette formule résume bien le dilemme qu’ils partagent tous : celui de la réinvention permanente, page après page, numéro après numéro, saison après saison, campagne de pub après campagne de pub, révolution technologique après révolution technologique. Ce qui reste la même chose c’est la physiologie du regard : c’est l’écartement des pupilles des yeux des lecteurs, une distance moyenne de 63 millimètres — la seule certitude mesurable.


1/12 - Les couvertures du jeune DA Peter Knapp dans les années 60

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2/12 - Une mise en page de Vogue par Alex Liberman dans les années 70

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3/12 - La nouvelle maquette de la couverture des Inrockuptibles par Etienne Robial

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4/12 - Une maquette qui déborde pour Télérama par Loran Stosskopf

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5/12 - Une mise en page de Télérama avec ses titrages en Publico

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6/12 - Exemples de la collaboration entre Alain Blaise et Susanna Shannon à Libération

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7/12 - Les couvertures de L'OBS par Serge Rico ne manquent pas de culot

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8/12 - Le Vanity Fair français par Yorgo Tloupas imite la maquette USA, sans lui resembler

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9/12 - Madonna pour Interview magazine par Fabien Baron: la chanteuse en 1990 et 2015

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10/12 - Pour System magazine, Thomas Lenthal utilise avec brio sa typo favorite, Times Roman

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11/12 - Pour Paradis magazine, en collaboration avec Juergen Teller, Lenthal montre son talent

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12/12 - En 1999, Angelo Cirimele crée Magazine magazine pour les créatifs de la mode

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