Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Edward Tufte: Comment
échapper aux platitudes

Etapes, janvier 2010


Le 29 mai 2009, un sondage sur les intentions de vote des français pour les élections européennes faisait l’objet d’un gigantesque diagramme en bâtons en première page du Monde. Trois pourcentages y étaient présentés, 26% pour l’UMP, 19% pour le PS, et 14% pour le MoDem.

C’était tout bête à première vue, mais un détail clochait : le pourcentage le plus élevé et le pourcentage le plus bas étaient inscrits dans de solides carrés de tailles identiques! Coincée entre les deux, une grosse flèche rose pointant vers le bas représentait les 19% du PS. Le graphique était équivoque, mais par contre son message était clair : les socialistes, soi-disant en chute libre, faisaient la une des journaux.

Se servir de graphiques pour dénaturer l’information est le genre de choses qui met Edward Tufte hors de lui. Professeur de statistiques, d’informatique et d’économie politique à l’université de Yale aux Etats Unis, auteur de nombreux best-sellers, infatigable conférencier, cet historien de l’information et de la désinformation prône depuis plus de 25 ans un retour à une écriture graphique claire et lisible qui associe intimement nombres, lettres, diagrammes et dessins pour renseigner, instruire et inspirer.

Son système repose sur une bonne gestion de la complexité. L’œil, affirme-t-il, est un instrument avide de minutie. « Pour élucider, il suffit parfois d’ajouter des détails » dit-il.

En effet, pour rendre le graphique sur les intentions de vote moins fallacieux, il faudrait non seulement redessiner les carrés pour corriger les erreurs d’échelle, mais aussi comparer les pourcentages avec ceux des dernières élections européennes et présidentielles, mettre en équation les 41% restant, et, pourquoi pas, indiquer le nombre de jours qui restent avant la date du vote.

Le rôle d’un dessin explicatif n’est pas de simplifier mais au contraire d’enrichir l’information.

« S’il te plaît, dessine-moi un mouton. »  

La problématique évoquée par Antoine de Saint-Exupéry dans le premier chapitre du Petit Prince, à savoir comment représenter clairement quelque chose de compliqué, est le thème central de l’œuvre de Tufte. Quatre volumes, abondamment illustrés, publiés entre 1993 et 2006, résument sa pensée.

A la recherche d’un juste milieu entre « trop » et « pas assez » de données, il analyse des douzaines de cas précis pour prouver qu’il est possible de créer des graphiques rigoureux et complets qui non seulement présentent l’information correctement mais contribuent en même temps à la rendre compréhensible dans son contexte particulier.

Comme l’auteur du Petit Prince, Tufte partage ses découvertes avec ses lecteurs en mélangeant récits et dessins. Ses livres, qu’il publie à compte d’auteur, et qu’il distribue directement sans passer par des intermédiaires, sont des œuvres personnelles, écrites avec verve, et annotées à la manière des carnets de voyage, avec des cartes, des gravures, des photographies, des coupures de journaux, des dépliants, et des horaires de trains.

Cette étroite collaboration entre texte explicatif et dessins instructifs est ce qui fait l’originalité de l’approche de Tufte. La séparation entre mots et images, qui est de règle de nos jours dans l’édition, sauf dans les livres d’enfants et les bandes dessinées, est un phénomène relativement récent.

Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les livres, lorsqu’ils étaient illustrés, comportaient des dessins insérés dans le texte ou annotés dans la marge. Cette lecture « stéréo-graphique » prit fin lorsque les gravures sur bois furent remplacées par des gravures sur métal, plus fines mais nécessitant des presses plus puissantes. Les images durent être imprimées séparément. Diderot, par exemple, publiait à partir de 1751 sa fameuse Encyclopédie en 39 volumes dont 11 ne comportaient que des gravures.

L’invention de la lithographie en 1796, permettant de reproduire sur une même page textes et dessins, ne fut pas l’occasion d’un rapprochement entre mots et images, loin de là. L’habitude avait été prise : l’écriture d’un coté, les illustrations de l’autre. Jusqu’à nos jours, déchiffrer un texte et regarder une image sont deux activités séparées.

En France, les statisticiens s’appliquent à différencier entre écriture monosémique et image figurative polysémique. Une discipline, la sémiologie graphique, inspirée par le travail du célèbre cartographe français Jacques Bertin, développe des règles de transmission visuelle très strictes qui tentent de faire de la graphique une science précise.

Dans l’hexagone, « contrairement au graphisme, la graphique n’est pas un art » disent les statisticiens. Edward Tufte ne se chauffe pas de ce bois là. Ses recommandations sont explicites, voir astreignantes, mais il laisse toujours la part à l’imagination.

La comparaison avec le roman de Saint-Exupéry est là encore pertinente : après plusieurs croquis de mouton qui ne satisfont pas le petit prince, l’aviateur, pressé de retourner vers son appareil qu’il doit réparer, décide de dessiner une simple caisse. « Le mouton que tu veux est dedans » dit-il. Il est surpris de voir s’illuminer le visage de son jeune interlocuteur: « C’est tout à fait comme ça que je le voulais ! » s’exclame l’enfant.

Le sens de l’émerveillement dont fait preuve le petit prince n’est pas sans rapport avec celui que montre Tufte. C’est un regard perspicace mais aussi ébloui que le statisticien américain pose sur les annuaires de chemins de fer japonais, les observations astronomiques de Galilée, les figures de danse répertoriées par Mlle Castagnery, ou la carte figurative des pertes humaines pendant la retraite de Russie.

Comme l’extra-terrestre qu’est le petit prince, Edward Tufte, alias E.T. pour les internautes, est un ovni qui observe les comportements humains avec un mélange d’étonnement et d’admiration.

Simplifier la communication mais pas son contenu

Néanmoins, loin d’être un rêveur, Tufte est un chercheur. Il est l’inventeur de plusieurs techniques de représentation quantitatives dont le but est de simplifier la communication sans en simplifier le contenu. Il y a d’abord les « sparklines », des graphiques en courbes de deux centimètres de longueur, que l’on peut insérer dans un texte et qui servent alors d’explication ou de preuve, tout comme des indications entre parenthèses.

De grande utilité est aussi l’expression « data-ink », que Tufte a imaginé pour décrire la proportion d’encre consacrée à l’information pure comparée à celle consacrée aux fioritures de style qui encombrent trop souvent les graphiques, et qu’il appelle « chart-junk» (déchets graphiques).

A ce propos, il ne cesse de fustiger le logiciel PowerPoint qui, sous prétexte de « personnaliser » les histogrammes, courbes, secteurs, barres, nuages de points ou tableaux, propose des modèles de mise en forme fantaisistes qui transforment les graphiques les plus simples en monstruosités visuelles.

Mais par-dessus tout, ce que Tufte déteste — sa bête noire — c’est une technique réductive très courante dans les milieux d’affaires qui consiste à présenter les arguments d’une discussion sous forme de liste pointée comportant des phrases très courtes, sept mots au plus, qui, du fait de leur concision, sont souvent source de malentendus.  

Inlassablement, dans ses livres, Tufte montre des exemples de mauvaise gestion de données qui ont été la cause de désastres, en particulier à la NASA.

Son étude approfondie des graphiques échangés par les ingénieurs du Kennedy Space Center en Floride, la veille du lancement de la navette Challenger en janvier 1986, révèle une défectueuse interprétation des courbes de température. Il en résulte une sous-estimation de l’effet du gel sur les joints des fusées de propulsion. Mal informés, les dirigeants de la NASA avaient autorisé le lancement de la navette qui explosa moins d’une minute après la mise à feu, tuant les sept astronautes à bord.

Dans son livre, Visual Explanations, publié en 1997, Tufte redessine les graphiques de la NASA pour montrer comment, avec de meilleurs tableaux synoptiques, l’accident aurait pu être évité. Un nouveau drame, cette fois en 2003 avec la navette Columbia, qui causa la mort de sept autres astronautes, est pour Tufte l’occasion d’un procès des graphiques de PowerPoint, utilisés par la NASA comme outils de décision dans les jours précédant la fatidique rentrée de Columbia dans l’atmosphère.

Dans son dernier livre, Beautiful Evidence, publié en 2006, il consacre dix pages à son analyse de cette débâcle sémiologique, un exposé tout aussi passionnant à suivre que l’intrigue d’un roman de Dan Brown.

Le désir de conclure est toujours suspect

Cet apôtre de la complexité n’ennuie jamais, et son discours est convaincant, astucieux, et même souvent drôle. C’est pourquoi, auprès des nerds, geeks, matheux de tous genres, web designers, analystes-programmeurs, graphomanes, cartographes, statisticiens, amateurs de beaux livres, artistes contemporains, et graphistes américains, ses aphorismes sont aussi prisés que ceux d’Albert Einstein ou du Dalaï Lama.

Sur son site internet, il invite ses fans à commenter certains passages de ses livres, accueille leurs suggestions, réagit à leurs critiques, et répond à leurs questions. Entre internautes, on partage ses adages, tels « Le désir de conclure est toujours suspect» ou « Une multiplication d’anecdotes ne constitue pas un fait. » Des listes (non pointées !) de ses conseils pratiques circulent sur le net.

Ne jamais déquantifier… fournir des données réelles de façon aussi précise que possible… comparer chiffres ou courbes pour mettre en valeur les contrastes… ne pas exagérer l’échelle verticale… mettre au contraire l’accent sur l’horizontale… rassembler dans un même espace, aussi petit que possible, mots, chiffres, et dessins… éviter les grilles, ou les remplacer par des tracés gris clair… utiliser une panoplie de lignes fines… éviter les tracés épais, les effets de moiré, les rayures, et les couleurs vives.

La critique de Tufte porte non seulement sur la manière dont les données quantitatives sont exprimées, interprétées ou manipulées, mais aussi la manière dont elles sont consommées. C’est pourquoi il a choisi d’écrire des livres de vulgarisation plutôt que des ouvrages scientifiques, pour toucher un public friand de sondages et de chiffres mais aisément leurré par des statistiques délibérément truquées, ou falsifiées par ignorance de la part des dessinateurs.

Il voudrait que les lecteurs de journaux en particulier aient un regard moins passif envers les analyses qui leur sont présentées à force de pourcentages, de courbes, de camemberts, et de tableaux récapitulatifs.

Ne pas décrire des effets sans cause

Son esprit analytique ne s’arrête pas là. Tufte s’insurge aussi contre les formules grammaticales qui utilisent la forme passive, et qui, de ce fait, décrivent des effets sans cause, qu’il compare à « l’Immaculée Conception ».

Témoin ce journaliste qui, poursuivant son enquête sur les intentions de vote pour les élections européennes écrivait dans Le Monde du 1er juin, deux jours après la parution du graphique peu rigoureux, et comme pour le justifier : « L’enseignement majeur du sondage est le nombre toujours faible de Français qui s’intéressent au scrutin. »

Rien, ici, ne suggère qu’il y ait une cause à cette situation. Réécrite à la manière de Tufte, la phrase serait : « Un grand nombre de Français interrogés par des enquêteurs déclarent que le scrutin ne les intéresse pas. » Le problème ainsi énoncé, on sait à quoi s’en tenir. Alors que la première formulation démotive l’électorat, la seconde le responsabilise.

Pour récapituler sa philosophie, Edward Tufte utilise souvent l’expression « Escaping Flatland », qui pourrait se traduire par « Echapper aux platitudes ». Platitude des cartes, des graphiques et des statistiques, mais aussi platitude d’un monde qui se laisse trop facilement enfermer dans des idées reçues.

Lui-même a décidé de s’évader en devenant sculpteur. Ses monumentales créations sont des formes géométriques qui s’inscrivent dans le paysage comme d’immenses objets typographiques. Dans un essai publié récemment, intitulé Seeing Around, il explique comment il en est venu à travailler la matière.

« Les sculptures sont des œuvres d’art qui projettent des ombres», écrit-il. Il semble bien que dans son esprit les graphiques ne sont, en fin de compte, que des ombres portées et l’expression d’une réalité multidimensionnelle seulement perceptible lorsqu’elle est projetée sur un plan. Pour Edward Tufte, en tous cas, tracer cette ombre sur du papier, sur un écran, ou sur une pelouse est une prodigieuse entreprise.


1/8 - Couverture du deuxième livre de Tufte, publié en 1997, un ouvrage culte

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2/8 - Le Monde: infographie de une, 29 mai 2009

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3/8 - Charles Joseph Minard: Retraite de Russie, tableau graphique, 1845-1869

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4/8 - Journal de bord des astronautes russes Grechko et Romanenko, 1978

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5/8 - Horaires des trains de l'ile de Java, annoté en japonais et hollandais, 1937

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6/8 - Avant le système GPS: comment aller de Londres à Paris, par Charles Smith, 1801

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7/8 - Pour Tufte, ce dessin de Babar, 1933, est une friandise visuelle (visual confection)

7/8 - Pour Tufte, ce dessin de Babar, 1933, est une "friandise visuelle" (visual confection)

8/8 - Représenter l'espace et le temps: deux versions, l'une tchèque, 1933, l'autre chinoise, 1985

8/8 - Représenter l'espace et le temps: deux versions, l'une tchèque, 1933, l'autre chinoise, 1985