Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Autocensure
made in USA

Etapes, janvier 2009


Robert Delpire n’était pas content. Pourquoi avais-je fait l’éloge de sa carrière en termes qui, à son avis, lui semblaient être un tantinet obséquieux?

En effet, dans un article écrit en anglais, j’avais tenté d’analyser ce qui fait la spécificité de cet éminent éditeur parisien, ami de Cartier-Bresson, et créateur de la collection Photo Poche. “Je suis flatté, Madame, me dit-il au téléphone après avoir lu mon texte, mais je ne vois pas l’intérêt de votre joli exercice de style.”

A moi de bredouiller des excuses: peut-être n’avait-il pas bien saisi ma démarche, qui, sans être provocatrice, n’en était pas moins perspicace? De plus, mon propos s’adressait à un public de graphistes états-uniens plus curieux de comprendre l’aspect positif que l’aspect négatif de son travail.

Enfin, ce que j’avais écrit était sincère car je comptais parmi ses “fans.”

Peut-on être à la fois sincère, comme je l’étais à l’égard de Delpire, et complaisante, comme il l’insinuait? Aurait-il fallu que je le critique pour qu’il me prenne au sérieux?

Alors que pour un auditoire français, il faut “problématiser” un sujet de discussion pour le rendre intéressant, aux Etats Unis, il faut au contraire “l’humaniser” pour qu’il devienne pertinent.

Malheureusement pour moi, habituée comme je le suis à un style journalistique outre-Atlantique qui met en avant les qualités plutôt que les défauts d’un sujet, je me retrouvais accusée de frivolité, de futilité, voire même de bêtise.

Ne pas confondre véracité et sincérité

A partir de quel moment peut on dire d'un discours qu'il est un tissu de fadaises, se demande Harry G. Frankfurt, professeur de philosophie à Princeton?

Son petit opuscule, On Bullshit, traduit en français sous le titre “De l’art de dire des conneries” a été un best-seller aux USA, où l’un des traits de la culture est en effet l’omniprésence dans les médias d’un jargon marketing qui impose une survalorisation de tout ce qui peut se vendre.

Ce qui semble essentiel à Frankfurt est de bien distinguer deux notions, la véracité et la sincérité.

Tandis que la véracité fait référence à une vérité universellement partagée, la sincérité désigne une émotion ressentie par un interlocuteur qui s’efforce de trouver sa propre vérité. Mettre l’accent sur la sincérité, “au détriment de la véracité, est l’essence même de la connerie,” explique-t-il.

Le succès en librairie de  On Bullshit, un essai philosophique ardu qui ne se lit pas aussi facilement que son titre semble le présager, démontre qu’il y a un vrai malaise dans la société américaine où règne une désinformation délibérée et flagrante, et où chacun participe malgré lui ou elle à la perpétuation d’un “n’importe quoi” langagier qui est devenu la norme.

J’en suis moi-même la victime, si l’on peut appeler “victime” quelqu’un qui pratique sciemment l’autocensure. Car la réaction négative de Robert Delpire à ce que j’avais écrit sur lui n’était pas sans fondement. En dépit de mon impartialité affichée, quelque chose clochait dans ma manière de présenter les choses.

Dans la grande tradition anglo-saxonne du “fact-checking” (vérification systématique de toutes les informations, petites et grandes, mentionnées dans un texte), je lui avais envoyé mon article en anglais pour m’assurer du bien-fondé de tout ce que j’avançais. Mais ce n’était qu’une feinte.

Certes, il pouvait s’assurer de l’exactitude de ce que je disais, mais pouvait-il évaluer l’ampleur de mon non-dit?

D’un point de vue français, mes textes sur le design, écrits en anglais, font preuve de nombreuses lacunes. Pas de commentaire sur l’influence de la situation politique internationale, la pression des lobbies, ou les impératifs de l’économie de marché. Pas de remarque sur le rôle des gouvernements américains passés ou présents (ou leurs rapports avec la CIA).

Pas de critique du capitalisme, des valeurs marchandes, de l’impérialisme culturel des Etats Unis. Pas de réflexion sur l’inégalité sociale ou la discrimination raciale. Rien sur les responsabilités de la presse écrite. Mais surtout, aucune référence à quoi que ce soit d’anxiogène, sauf, évidemment, la “guerre contre le terrorisme”.

La thèse du complot

Certains critiques d’art, comme Steven Heller, font des tentatives de subversion. Exceptionnellement, dans son dernier livre Iron Fists, il se permet un parallèle audacieux entre la propagande visuelle de quatre régimes totalitaires (nazisme, fascisme, léninisme/stalinisme, et maoïsme) et les méthodes de branding utilisées par les grandes marques internationales.

Homme de gauche, mais ancien directeur artistique au New York Times, Heller sait jusqu’où il peut aller dans ses critiques du capitalisme sans être accusé de soutenir “la thèse du complot”.

En effet, aux USA, toute révélation qui pourrait embarrasser les conservateurs est aussitôt ridiculisée comme signe de paranoïa de la part d’individus aux tendances psychotiques. Heller flirt avec le danger mais sait éviter la confrontation.

La critique littéraire de Iron Fists dans le New York Times met pertinemment l’accent sur le fait que Heller, Dieu merci, “ne prend pas de position idéologique et ne fait pas la différence entre les régimes d’extrême droite et ceux d’extrême gauche.” Elle se félicite aussi du fait qu’il “ne se lance pas dans des généralités sur le sort des artistes sous les régimes dictatoriaux.” 

Au fil des années, j’ai moi aussi pratiqué, comme Steven Heller, une autocensure circonspecte dont les paramètres m’étaient dictés par des assistantes de rédaction zélées.

J’ai appris à éviter toute insinuation qui, de loin ou de près, semblerait indiquer que le design a une dimension politique; que la publicité est mensongère; que le marketing nuit à la créativité; que réussir n’est pas forcément un signe de talent; que les critiques d’art ne sont que des courtisans; ou que communication est synonyme de manipulation et désinformation.

Pleinement assumée, intériorisée, l’autocensure s’apparente au politiquement correct, et parfois même se confond avec lui. Certaines différences cependant subsistent entre ces deux méthodes de gestion de l’information.

Les caricaturistes, qui doivent quotidiennement mesurer les risques qu’ils prennent en transgressant les normes de la bienséance, sont probablement les personnes les mieux placées pour mesurer la distance qui sépare l’autocensure du politiquement correct.

Si les délits se ressemblent souvent, les sanctions sont très différentes. Dans un des cas on s’expose au scandale, dans l’autre on peut compromettre sa situation, sa carrière, et son gagne-pain. Enfreindre la censure est plus dangereux – et donc plus noble - que d’ignorer le politiquement correct.

Récemment, aux Etats Unis, le dessinateur humoristique Barry Blitt a défrayé la chronique avec une couverture du New Yorker jugée politiquement incorrecte. L’image montrait Barack Obama et sa femme Michelle comme des terroristes, célébrant leur prise de pouvoir à la Maison Blanche, lui en clone de Ben Laden, elle en sosie d’Angela Davis. Satirique, le dessin voulait dénoncer les fausses accusations d’antipatriotisme dont le couple était victime, en montrant l’absurdité de cette thèse.

Ni Blitt, ni David Remnick, le rédacteur en chef du magazine, ne se sont rendu compte qu’au lieu de se moquer des adversaires d’Obama, le dessin ne faisait que renforcer leurs préjugés contre les musulmans et les noirs.

L’incorrection politique venait non pas du concept, mais du dessin lui même qui véhiculait sans le vouloir des stéréotypes détestables sur des minorités ethniques.

L'art d'être publié

Contrairement à ce que disent nombres de commentateurs, être politiquement correct n’est pas une solution de facilité. C’est une technique qui demande énormément de vigilance et d’acuité pour permettre, dans le meilleur des cas, d’éviter d’introduire une polémique qui n’a rien à voir avec le sujet principal.

Tandis qu’à New York la tempête médiatique générée par la couverture de Barry Blitt semblait se calmer, à Paris, la controverse sur le licenciement du célèbre satiriste Siné, congédié de Charlie Hebdo pour avoir fait une remarque jugée antisémite, ne faisait que s’envenimer.

L’autocensure n’est pas une tradition française. Ici, le concept de liberté de la presse n’est pas aussi circonstancié et policé qu’il l’est aux Etats Unis. Siné n’a pas cru bon de s’expliquer et encore moins de s’excuser.

Il a rué dans les brancards, non pas parce qu’il était accusé injustement, mais parce qu’on lui interdisait de dire ce qu’il pensait, comme il le sentait.

Refuser toute forme d’autocensure est un geste héroïque, et c’est pour cette raison que Siné a reçu le soutient de nombreux de ses confrères dans la presse. Héroïque certes, mais pas forcément subtil. Harry G. Frankfurt dirait que ce que Siné réclamait, c’était le droit d’être sincère et de dire des conneries.

De fait, Siné a promis de lancer un nouveau “canard qui ne respectera rien (…), qui chiera tranquillement dans la colle et les bégonias sans se soucier des foudres de tous les emmerdeurs.”

Tôt ou tard, que l’on soit journaliste, critique, éditeur, graphiste, humoriste, illustrateur, ou artiste, on se retrouve devant un choix difficile. Faut-il s’engager ou se taire, défier ou non la censure, dire ou ne pas dire – to be or not to be, that is the question… but it’s not the only question.

Aujourd’hui le politiquement correct offre une nouvelle option: dire, mais autrement; dire, mais plus élégamment; dire, tout en ménageant la sensibilité de son auditoire.

En effet, la sanction la plus terrible n’est pas d’être privé du droit d’exprimer sa vérité. Non, la sanction la plus terrible est d’être privé de la possibilité de se faire entendre. On peut faire mauvais usage de la sincérité. L’art de dire, c’est aussi l’art d’être publié.


1/3 - De l'art de dire des conneries  est le titre français de ce livre sur le mensonge

1/3 - "De l'art de dire des conneries" est le titre français de ce livre sur le mensonge

2/3 - Dessin de Barry Blitt pour le New Yorker pendant la campagne présidentielle de 2008

2/3 - Dessin de Barry Blitt pour le New Yorker pendant la campagne présidentielle de 2008

3/3 - Couverture de Siné Hebdo, septembre 2008

3/3 - Couverture de Siné Hebdo, septembre 2008