Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Alphonse Mucha, affichiste malgré lui

Le pionnier de l'Art Nouveau


Un illustrateur ne devient pas affichiste du jour au lendemain, pas plus qu’un journaliste ne s’invente romancier à l’improviste, ou qu’un comédien ne passe de la scène à l’écran au pied levé. Parfois, rarement, la chance aidant, on peut se réinventer par inadvertance. C’est le cas d’Alphonse Mucha. Considéré comme l’un des pionniers de l’Art Nouveau, il n’a jamais tenté d’expliquer pourquoi et comment il avait développé un style graphique si singulier, si novateur, si original qu’il était désigné en France comme le « style Mucha ».

L’Art Nouveau est un phénomène protéiforme de la fin du XIXe siècle qui émerge en réaction à ce qui est considéré, à l’époque, comme l’envahissante laideur des formes industrielles. Jugendstil en Allemagne, Sezessionstil en Autriche ou Nieuwe Kunst aux Pays-Bas : ce mouvement trouve son expression la plus juste dans les arts appliqués, la décoration en particulier. Mucha est l’un de ses plus célèbres protagonistes, mais il ne se sentit jamais directement impliqué dans ce mouvement auquel il a pourtant largement contribué en tant qu’affichiste. Homme consciencieux, exalté et fier de ses origines slaves, il considérait que sa réussite était le fait d’une intervention « divine ».

L’enchaînement d’une série de contretemps précédant sa soudaine notoriété semble lui donner raison. Tout commence le jour de noël. Le 25 décembre 1894, Alphonse Mucha, peintre bohémien dans tous les sens du terme (il est né en Moravie), artiste impécunieux, illustrateur par nécessité, vivant à Paris dans un petit atelier rue de la Grande-Chaumière, bénéficie d’un concours de circonstances extraordinaire ; il devient, en l’espace de quelques jours, l’un des plus célèbres affichistes de son temps.

Décorer la rue

Pour bien mesurer l’étrangeté de cette « conversion », il faut comprendre la différence entre le travail d’un illustrateur et celui d’un affichiste. Il s’agit tout d’abord d’une question d’échelle : l’art de l’affichiste s’apparente à celui du paysagiste-urbaniste. Une affiche fait partie de l’aménagement urbain au même titre que les jardins, les lampadaires, les enseignes, les panneaux indicateurs ou les colonnes Morris, dont l’invention est intimement liée à l’essor de la publicité de rue. Dans le cadre spatio-temporel de la ville, les affiches fonctionnent comme des points de repère visuels, comme des jalons pour les passants et automobilistes qui s’orientent grâce à elles, sans même avoir besoin de les regarder.

Avant de s’installer à Paris, Alphonse Mucha avait vécu à Vienne, où il avait eu l’occasion de créer des décors de théâtre, ce qui peut expliquer cette maîtrise de l’apparat et de la fresque qui était la sienne. Pour lui, l’environnement urbain est un lieu à décorer. Les affiches qui feront sa fortune tapisseront Paris comme du papier peint, leur présence sur les boulevards ajoutant un élément scénographique très apprécié du public.

Autre différence fondamentale entre l’illustration et l’affiche : le rapport au texte. Alors que l’illustration est au service d’un texte, l’affiche doit s’en libérer pour être comprise avant même d’être lue le visuel domine et, sauf exception, la typographie joue un rôle secondaire dans la composition. Avant la commande fatidique qui devait  changer son destin, Mucha est un illustrateur, un artiste dont le gagne-pain consiste à enjoliver les pages des livres et les feuillets des quotidiens. En tant que « décorateur de texte », il n’a pas, a priori, les compétences requises pour créer des images autonomes qui racontent leur propre histoire. Mais c’est justement ce handicap qui s’avère déterminant pour sa carrière d’affichiste. N’ayant pas de texte à proprement parler pour guider son imagination, il est à la recherche d’une « méta-narration » qu’il tente d’illustrer.

En l’absence de fil conducteur textuel, Mucha emprunte la technique de narration des symbolistes. Il prend le parti de l’intrigue et du mystère. Ses compositions s’émaillent de références obscures et de détails énigmatiques. Ici une main désincarnée tient une fleur, là des petits personnages sont dissimulés dans les plis d’un drapé. D’un cheval monumental on ne distingue que les sabots. Les femmes portent des bijoux aux formes cabalistiques. Leurs animaux de compagnie sont des chimères apprivoisées. En bas de certaines images, d’étranges formes blanches dérivent, comme dans un songe.

L’illustrateur devient un prestidigitateur averti. Il manie les signes et les symboles pour transformer ses images en récits fantastiques. Il maintient cette poursuite de l’insaisissable jusqu’au jour où, pris de court, il abandonne cette quête pour se consacrer à une autre, moins élusive. Dans la seconde moitié de sa vie, l’idée de peindre les grands moments de « l’épopée slave » devient une obsession. Cruelle ironie du sort, cette nouvelle entreprise, beaucoup plus ambitieuse que la première, reste une anecdote utopiste dans son parcours artistique. En revanche, ses affiches décoratives, loin d’être anodines, marquent leur époque. Elles trouvent leur place dans la genèse de cette autre épopée, celle de la modernité.

L’intervention divine

Élevé dans la religion catholique, Alphonse Mucha est profondément croyant, bien que non pratiquant. Comme beaucoup d’artistes dans les milieux parisiens qu’il fréquente, il s’intéresse à l’ésotérisme et à l’occultisme, allant jusqu’à organiser des séances de spiritisme et d’hypnose dans son atelier. Il devient franc-maçon en 1898, et, un an plus tard, au sommet de sa renommée, il écrit et illustre Le Pater, petit recueil qui met en pages le texte liturgique de cette grande prière chrétienne. Œuvre d’une indiscutable sincérité, où des enluminures d’inspiration maçonniques alternent avec des illustrations expressionnistes, son Pater est la profession de foi d’un mystique en proie au doute et à l’espoir. Le divin, représenté comme une grande figure allégorique, plus féminine que masculine, offre une vision de l’univers spirituel qui est celui de Mucha. Il n’est pas étonnant que cet homme, à l’écoute du surnaturel, fasciné par le paranormal, ait attribué son improbable succès aux forces de l’invisible qui gouvernent la prédestination.

Plus prosaïquement, la divine intervention dont il bénéficie en 1894 est celle de Sarah Bernhardt, surnommée « la Divine ». C’est pour cette célèbre comédienne au caractère indomptable qu’il crée sa première affiche.

Il s’agit d’une commande faite à la dernière minute. Mucha se trouve par hasard dans l’atelier de l’imprimeur Lemercier quand celui-ci reçoit un appel de Sarah Bernhardt lui demandant une affiche pour Gismonda, un mélodrame de Victorien Sardou qui se joue depuis début novembre au théâtre de La Renaissance, près de la Porte Saint-Martin. Il y a urgence : la pièce, dont Sarah Bernhardt est la protagoniste, ne fait plus salle comble. Il faut mobiliser un nouveau public pour la prochaine représentation, programmée le 4 janvier 1895. Aucun des affichistes de renom n’étant disponible en raison des fêtes de fin d’année, Lemercier se tourne vers Mucha. Il prend un risque avec ce novice, mais il n’a pas le choix. Il lui donne quarante-huit heures pour lui proposer un dessin.

Si Lemercier s’attend au pire, il n’est pas déçu. Non seulement l’ébauche de Mucha est maladroite, mais en outre le choix du format est étrange : c’est un long rectangle vertical aussi étroit qu’une stèle funéraire à l’intérieur de laquelle la figure de la grande comédienne semble égarée. La tête de Sarah Bernhardt est trop petite par rapport au reste de son corps. Ses bras et ses mains sont d’une maigreur presque morbide. La lourde robe d’apparat de la comédienne accuse l’ampleur de son buste et de son abdomen. La perspective, en contre-plongée, sacrifie l’élégance et le charme au profit de la prestance. La pose est rigide, comme celle des personnages qui peuplent les mosaïques byzantines, un style que Mucha admire. Mais Lemercier n’a que faire du symbolisme religieux dont l’image est le support, les croix grecques, les têtes de faunes, les entrelacs et les rinceaux. Il ne voit qu’une chose : la femme que Mucha a choisi de représenter est l’incarnation même du monstre sacré.

Horrifié, l’imprimeur refuse d’abord de montrer cette maquette à Sarah Bernhardt. Mais le temps presse. Mucha promet d’ajuster les proportions de son dessin original et de donner à son trait un peu plus de délicatesse et de fluidité. Il place derrière son sujet une arche qui lui tient lieu d’auréole, transformant le visage pâle de sa Gismonda en celui, couronnée de fleurs, d’une idole antique. Enfin, il se débarase des couleurs vives pour ne garder que des teintes neutres. Presque monochromatique, son affiche gagne en monumentalité et sa composition un peu guindée est adoucie par la luxueuse blondeur d’un camaïeu de tons mordorés.

Bien qu’imparfaite aux yeux d’un professionnel de l’image comme Lemercier, l’affiche de Mucha a l’avantage d’être différente de celles de Chéret, de Lautrec, de Bonnard, de Grasset ou de Steinlen qui ornent les murs de Paris à l’époque. Sa facture est exotique, et l’exotisme devient à la mode. Sarah Bernhardt reconnaît aussitôt l’originalité de la proposition de Mucha et identifie chez le jeune homme les signes avant-coureurs d’un grand talent. Non seulement elle accepte l’affiche telle quelle, mais elle en commande sur-le-champ six autres pour ses six prochains spectacles.

Placardées dès les premiers jours de janvier 1895 sur les murs de Paris, les 4 000 affiches de Gismonda connaissent un succès fulgurant. Les passants tentent de les arracher, non pour les vandaliser, mais, à l’inverse, pour se les approprier. Ils sont prêts à tout pour en obtenir un exemplaire, soudoyant les colleurs d’affiches ou sonnant directement chez l’imprimeur pour réclamer des tirages. Pour satisfaire à la demande, cette surprenante lithographie est réimprimée plusieurs fois.

Un secret bien gardé

Ce récit constitue la version « officielle » des événements, qui fut colportée de bouche à oreille par les chroniqueurs. D’importants détails, qui pourraient expliquer la genèse du « style Mucha », y sont volontairement escamotés, comme si quelqu’un – l’artiste peut-être – avait voulu donner l’impression que la première affiche avait été créée ex nihilo.

De fait, la réalité est plus étrange que la fiction. Pour le quotidien littéraire Le Gaulois, Mucha avait illustré un supplément en couleurs faisant l’éloge de Gismonda. Il s’était inspiré de photographies prises par Nadar pour reproduire fidèlement les scènes les plus mémorables de la pièce de théâtre. Sur la couverture de ce supplément de douze pages, il avait dessiné un large médaillon d’inspiration néogothique encadrant un portrait de Sarah Bernhardt. Elle y était représentée le front couronné de fleurs, son abondante chevelure encadrant un visage jeune à l’expression angélique formant une image retouchée, idéalisée, copie d’une photo souvenir montrant l’actrice au début de sa carrière. La publication, imprimée par Lemercier, devait être mise en vente le jour de Noël, dans les kiosques et les gares. Ce n’est donc pas par hasard que Mucha se trouve dans l’imprimerie ce jour-là. Il vérifiait probablement les dernières épreuves de son travail.

De l'indice à l'icône

Le projet d’affiche qu’il soumet à Lemercier le 28 décembre 1894 ne relève donc pas véritablement de l’improvisation. Il a bénéficié d’un travail en amont, conçu pour le supplément. Mais comment expliquer qu’à partir de mêmes documents, en si peu de temps, Mucha ait produit une image capable de galvaniser les foules et de déclencher tant de passion ?

Seul indice : jugée maladroite par Lemercier, l’affiche pour Gismonda était empreinte d’un primitivisme délibéré. La figure de Sarah Bernhardt avait été consciemment détournée pour devenir celle d’une effigie. L’image originale avait subi une transformation à peine visible à l’œil nu, mais profondément significative : moins réaliste, moins vraisemblable, elle cessait d’être figurative pour devenir l’incarnation d’une allégorie. En quelque sorte sacralisée, l’affiche elle-même devient un objet de vénération. L’intervention « divine » dont parlait Mucha a été un tour de passe-passe « sémiotique », un changement de paradigme : le passage de l’indice à l’icône.

Cette explication aurait plu aux peintres symbolistes et nabis autour desquels Mucha gravitait : Émile Bernard, Paul Sérusier, August Strindberg, et plus particulièrement Paul Gauguin. Gauguin et Mucha s’étaient liés d’amitié lors du dernier passage de Gauguin à Paris, où il avait séjourné avant son départ définitif pour la Polynésie. Mucha l’avait hébergé rue de la Grande-Chaumière pendant quelques mois en 1893 et 1894. Les deux hommes, si différents au premier abord, partagent un intérêt pour l’occultisme et le symbolisme.

À l’époque, Gauguin travaille sur un carnet de voyage, Noa Noa, et sur l’ébauche d’une grande toile, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, œuvre emblématique qu’il termine en 1897 à Tahiti. Il n’est pas exclu que les dessins de Gauguin aient inspiré Mucha et lui aient donné l’envie de traiter la figure de Gismonda comme une divinité totémique plutôt que comme le fidèle portrait d’une comédienne de génie. Dans cette première affiche de Mucha, comme dans celles qui suivront, on retrouve certains thèmes que Gauguin affectionnait tout spécialement : les grandes femmes mystérieuses au regard impassible, les profils auréolés, les silhouettes nimbées, les poses déhanchées, mais aussi les tissus drapés sur des corps féminins demi-nus et cet autre élément décoratif, la mandorle, une forme ovale – une sorte de gloire – qui forme une niche dans laquelle on place les statues que l’on veut vénérer.

Le symbolisme de la roue

Très vite, Mucha corrige les maladresses qui ont été les siennes au début de sa carrière d’affichiste, sans pour autant perdre de vue la raison d’être de ce que le public appelle son « style ». Ses meilleurs affiches et panneaux décoratifs sont des hommages à un nouveau type de femme, une créature encore imaginaire, plutôt muse que fée du logis, annonciatrice du combat pour l’émancipation féminine du siècle à venir. Robustes, puissantes et vigoureuses, ses égéries empruntent en effet une allure sportive : des « vélocipédistes » aux bras musclés et aux mollets galbés, des figures modernes qui font frémir les hommes et les font fantasmer.

Perfectionnée par Peugeot dans les années 1890, la bicyclette est devenue le moyen d’évasion de toute une nouvelle génération de femmes qui jusqu’alors restaient confinées chez elles. Sous le trait de crayon de Mucha, elles se libèrent et deviennent serpentines. Leur ondoyante chevelure se défait en mille volutes qui volent au vent. Leurs vêtements glissent de leurs blanches épaules pour finir sur le sol en un amoncellement de plis voluptueux.

Les égéries de Mucha proposent un nouvel idéal féminin, mais la modernité de ces images tient plus aux valeurs qu’elles incarnent qu’à la beauté de leurs formes. L’impression de liberté qui se dégage de leurs gestes et de leurs attitudes est liée à l’iconographie à laquelle elles appartiennent. En cette fin de siècle – cette fin de cycle –, elles se meuvent dans un monde en constante évolution. C’est pourquoi, symboles des lois cosmiques de l’univers et de l’inexorable passage du temps, les roues les accompagnent partout. Sous forme d’auréoles, de médaillons ou de rosaces, les roues sont omniprésentes dans l’univers décoratif de Mucha. Elles animent ses compositions, souvent arbitrairement, comme pour attirer l’attention sur le mystère qu’elles représentent.

On les trouve dans les affiches pour les champagnes Moët & Chandon et Heidsieck, pour la Bénédictine, pour le tourisme à Monaco, pour le papier à cigarette, pour les Savonneries de Bagnolet, pour les imprimeries Champenois, pour le restaurant du Pavillon bosniaque à l’Exposition de 1900, pour la revue Quartier Latin. On les rencontre aussi dans les panneaux décoratifs qui illustrent des thèmes récurrents tels les saisons, les heures de la journée, les arts, les pierres précieuses ou les plantes aromatiques. Elles moulinent également pour promouvoir des événements cycliques comme les pièces de théâtre, les festivals et les expositions de tableaux. Elles sont partout, — légères, fleuries, tressées, épineuses ou étoilées. Certaines planent, d’autres au contraire s’incrustent ou se cachent dans les décors. Mucha les superpose, les surexpose et les transpose. Motif identitaire, son croissant de lune est une invention polyvalente entre la roue et l’éventail.

Plus prosaïquement, les roues de Mucha vont entraîner dans leur sillage la formidable reprise de croissance des cycles économiques de la Belle Époque. Ses affiches sont l’expression de l’extraordinaire prospérité qui caractérise ce moment privilégié.

Jeux graphiques et photographiques

En 1890, au début de son séjour à Paris, Mucha a trouvé un atelier au numéro 13, de la rue de la Grande-Chaumière, au-dessus du petit restaurant La Crèmerie, à côté de l’Académie Colarossi à Montparnasse, où nombre de peintres se retrouvaient à l’époque. C’est là qu’en 1893 il héberge Paul Gauguin. Une insolite photographie de Gauguin sans pantalon, jouant de l’harmonium, date de cette période. Mucha vient d’acheter un appareil photo, acquisition qui va bouleverser ses méthodes de travail et changer son rapport à l’image.

L’atelier de la rue de la Grande-Chaumière devient vite un studio de photographie. Il était déjà encombré d’un somptueux bric-à-brac de meubles, miroirs, tentures, sculptures, plantes en pot, coussins, guirlandes, tapis, bibelots, ainsi que de toutes sortes d’objets ésotériques que Mucha, friand d’exotisme, aimait collectionner. C’est dans ce décor qu’il commence à photographier ses modèles au lieu de les dessiner. Pour l’objectif, il compose des mises en scène raffinées. Plus tard, son appareil photo lui permet de perfectionner son style. C’est grâce à lui qu’il peut traduire graphiquement l’ambiance surchargée dans laquelle il vit. Les éléments décoratifs qui se chevauchent et s’entremêlent dans les magnifiques toiles de fond de ses grandes figures féminines ne sont que l’empreinte photographique de ce fastueux désordre.

En 1896, Mucha peut déménager dans un atelier plus grand et plus lumineux, rue du Val-de-Grâce. Sa production photographique prend de l’ampleur. Pour lui, comme pour nombre de peintres, photographier des modèles vivants plutôt que de les dessiner permet de faire des économies substantielles : rémunérés à l’heure, les modèles finissaient par coûter très cher. Pour Mucha, l’avantage est aussi d’ordre pratique. La photographie lui fournit un moyen de figer les corps mais également les somptueux drapés dont il fait grand usage. Éléments emblématiques de son style, les drapés servent d’écrin aux figures féminines qui peuplent ses compositions. Ces amoncellements d’étoffes occupent souvent la moitié inférieure des affiches dans un bouillonnement de plis et de replis. Leur densité met en valeur la transparente nudité d’une jambe, d’une épaule ou d’un bras.

Découpages interchangeables

Mieux installé rue du Val-de-Grâce, Mucha peut mettre en place un système d’archives. Bientôt, les documents photographiques de sa collection constituent une vaste bibliothèque de références, un véritable alphabet d’expressions, d’attitudes et de motifs décoratifs. Il dispose ainsi d’un registre d’images interchangeables qu’il peut assembler à son gré, comme les pièces d’un puzzle. Certaines de ses esquisses montrent avec quelle habileté il manipule ses archives. Quelques vigoureux coups de crayon suffisent parfois pour greffer un buste sur un torse, ou transférer une couronne de fleurs directement d’une femme à l’autre – de celle qui boit de la bière de la Meuse à celle qui grignote des biscuits LU.

Cette technique de découpage-collage est une des raisons pour laquelle Mucha cerne ses figures d’un trait noir : un expédient pour cacher la soudure entre deux surfaces ou textures différentes. Avant lui, d’autres affichistes avaient déjà utilisé ce style « vitrail », qui consiste à sertir d’un trait noir des zones colorées. En 1891, Pierre Bonnard avait fait usage de ce maniérisme pour son impertinente affiche France Champagne, tandis qu’en 1894, pour sa lithographie annonçant le Salon des Cent, Eugène Grasset avait de la même manière rehaussé son dessin. Outre-Atlantique, Louis Comfort Tiffany, artiste décorateur qui travaillait le verre, avait créé des luminaires utilisant une technique du vitrail, style qui, jusqu’à ce jour, est synonyme d’Art nouveau aux Etats-Unis.

Mucha sait exploiter ce procédé de « cerclage » sans jamais en abuser. Marque de fabrique au début de sa carrière d’affichiste, il l’abandonne après quelques années, préférant juxtaposer des textures étrangères l’une à l’autre sans délinéation aucune. Au velouté de certains aplats, il oppose la fine texture d’un dessin à la mine de plomb. Un volumineux drapé semble être collé directement sur du papier peint. Un de ses plus acrobatiques exercices de style consiste à donner à l’arrière-plan plus d’importance qu’à la figure en premier plan.

Jeux graphiques entre le fond et la forme, ses affiches se prêtent à toutes sortes d’effets de coloriage. Imprimées en lithographie, elles peuvent être interprétées dans des palettes variées, tantôt chaudes, tantôt froides, dans les tons pastel ou au contraire tout en contrastes vibrants. Cette versatilité permet de faire des éditions et rééditions d’affiches dans des teintes plus ou moins raffinées, selon les clients, les saisons ou les tendances du moment.

Mucha devient une marque

En 1896, Mucha signe un contrat d’exploitation de son travail avec les imprimeries Champenois, « fabriquant d’images pour le commerce », une entreprise qui non seulement imprime mais aussi édite des produits de papeterie de luxe. Choisie par Sarah Bernhardt pour remplacer les imprimeries Lemercier, accusées d’avoir vendu au noir certaines affiches de Mucha, la compagnie Champenois prend en charge toute la production de Mucha, ses affiches et ses panneaux décoratifs, ses calendriers et ses emballages : tous les produits dérivés que génère son talent.

L’exploitation commerciale d’œuvres du type Art nouveau n’est pas une hérésie, au contraire. Inspirés par les théories de William Morris et de Henry van de Velde, les artistes de ce mouvement considèrent que la quête de la beauté ne doit pas être réservée à une élite. À des prix modérés, les lithographies de Mucha sont vendues comme des œuvres d’art à part entière, et non pas comme des reproductions d’originaux. Les tirages successifs ne diminuent en rien la valeur de ses affiches, panneaux, triptyques ou médaillons décoratifs ; chaque nouvelle impression d’une image produisant une authentique « itération ».

Grâce au savoir-faire commercial des imprimeries Champenois, Mucha devient ce que l’on appelle aujourd’hui une marque, et son style distinctif une garantie de légitimité. L’ancien illustrateur est devenu affichiste, auteur, entrepreneur. À ce titre, il côtoie des industriels, des investisseurs, des bienfaitrices et des mécènes. Il a maintes occasions de voyager en Europe et de retourner en Moravie, où il fait une tournée en compagnie d’Auguste Rodin. Fidèle à Sarah Bernhardt, il ne cesse de dessiner pour elle décors, costumes et bijoux de scène. Pour ses multiples contributions à l’Exposition universelle de 1900, il est décoré de la Légion d’honneur par l’État français et nommé chevalier de l’ordre de Franz Josef Ier par l’empereur d’Autriche. En l’espace de quelques années seulement, son travail fait l’objet de plusieurs rétrospectives à Paris, Londres, Vienne, Prague, Munich, Bruxelles, Budapest, Turin et New York.

Pendant ce temps, les commandes affluent : les biscuits Lefèvre-Utile, le papier à cigarette Job, le champagne Moët & Chandon, la principauté de Monaco, les bicyclettes Perfecta et Waverly, les bières de la Meuse, les produits Nestlé, et bien d’autres encore. Sans compter les panneaux décoratifs, les calendriers, les éventails et les cartes à jouer. Parallèlement à son activité graphique, Mucha invente de fabuleux bijoux pour le joaillier parisien Georges Fouquet et conçoit le décor de sa boutique rue Royale.  Il peint d’immenses fresques pour l’intérieur du pavillon de Bosnie-Herzégovine à l’Exposition universelle de 1900. À Prague, on lui demande de décorer le hall principal de la mairie et de dessiner des timbres et des billets de banque. En Amérique, où il est reçu comme un héros lors de son premier voyage, il réalise des affiches de théâtre pour Leslie Carter et Maude Adams, deux comédiennes très en vue. Il reçoit une commande pour des fresques pour décorer le German Theater à New York. Travailleur acharné, il trouve toujours le temps pour ses recherches personnelles, y compris la conception et la publication d’un large recueil de documents décoratifs, études de fleurs et motifs abstraits pour papiers peints, frises, vitraux, argenterie et orfèvrerie.

La fin d’une époque

Comme son nom l’indique, l’Art Nouveau doit son attrait à la nouveauté. Mucha eut la sagesse de ne pas dépasser la date de péremption de ce phénomène artistique. Dès 1901, il commence à refuser des commandes d’affiches. Celles qu’il accepte doivent avoir une résonance personnelle. Leur objectif est de soutenir des causes relatives à la libération du peuple slave : anniversaire de l’indépendance de la République tchèque ou défense des écoles publiques en Moravie du Sud. En vérité, l’esthétique de l’Art nouveau l’ennuye profondément : c’est devenu pour lui un système. Il n’a plus qu’une idée en tête : se consacrer à l’élaboration de L’Épopée slave, le projet visionnaire financé par le philanthrope américain Charles Richard Crane, projet qui le consumera jusqu’à son dernier souffle.

Le XXe siècle n’a pas deux ans lorsqu’Alphonse Mucha décide de se retirer peu à peu de la scène parisienne. Il vient de fêter son quarante-deuxième anniversaire. Il est sur le point de rencontrer Maruska Chytilová qui deviendra sa femme. Il a encore trente-sept ans à vivre. Sa carrière d’affichiste n’aura duré que six ans.

 

 


L'affiche qui a rendu Alphonse Mucha célèbre: Gismonda pour l'actrice Sarah Bernhardt.

L'affiche qui a rendu Alphonse Mucha célèbre: Gismonda pour l'actrice Sarah Bernhardt.

Entre Mucha et Bernhardt, la collaboration se transformera en profonde amitié.

Entre Mucha et Bernhardt, la collaboration se transformera en profonde amitié.

Mucha idéalise et dramatise le jeu théatral de Bernhardt, monstre sacré.

Mucha idéalise et dramatise le jeu théatral de Bernhardt, monstre sacré.

Les femmes, telles que les représente Mucha, sont des créatures énigmatiques.

Les femmes, telles que les représente Mucha, sont des créatures énigmatiques.

Certains visages féminins sont idéalisés, mais d'autres sont de fidèles portraits.

Certains visages féminins sont idéalisés, mais d'autres sont de fidèles portraits.

Les femmes qui hantent l'univers de Mucha vont bientôt pouvoir s'émanciper.

Les femmes qui hantent l'univers de Mucha vont bientôt pouvoir s'émanciper.

Illustrateur de grand talent, Mucha cherchera toute sa vie à devenir un peintre.

Illustrateur de grand talent, Mucha cherchera toute sa vie à devenir un peintre.

Motif récurrent, les roues de Mucha célébrent le grand tournant fin de siècle.

Motif récurrent, les roues de Mucha célébrent le grand tournant "fin de siècle".

Ici le motif circulaire évoque les roulettes des casinos de Monaco.

Ici le motif circulaire évoque les roulettes des casinos de Monaco.

Les tourbillons qui agitent les œuvres de Mucha reflètent ses états d'âme.

Les tourbillons qui agitent les œuvres de Mucha reflètent ses états d'âme.

Pour décors papiers peints ou motifs pour bijoux, la nature ne cesse d'inspirer Mucha.

Pour décors papiers peints ou motifs pour bijoux, la nature ne cesse d'inspirer Mucha.

L'imagination de Mucha est sans limite: il prend pour modèle tout ce qui lui tombe sous la main.

L'imagination de Mucha est sans limite: il prend pour modèle tout ce qui lui tombe sous la main.

D'étranges cartouches décoratives ornent les compositions de Mucha.

D'étranges cartouches décoratives ornent les compositions de Mucha.

Certaines formes emblématiques semblent animées d'une vitalité qui échappe à l'artiste.

Certaines formes emblématiques semblent animées d'une vitalité qui échappe à l'artiste.

L'abstrait et le figuratif forment des ensembles décoratifs harmonieux

L'abstrait et le figuratif forment des ensembles décoratifs harmonieux

Les détails cryptiques abondent: main désincarnée, chimères domestiquées ou griffons cachés.

Les détails cryptiques abondent: main désincarnée, chimères domestiquées ou griffons cachés.

On devinne l'influence de Gaugin avec qui Mucha partageait une fascination pour le mysticisme.

On devinne l'influence de Gaugin avec qui Mucha partageait une fascination pour le mysticisme.