Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


A bout de souffle ? The International Herald Tribune

Etapes 2009


Agiter le spectre de l’impérialisme culturel américain serait ignorer le rôle primordial des lecteurs du monde entier.

En Europe, mais plus particulièrement à Paris, l’image de marque du Herald Tribune est difficilement dissociable de ce lointain âge d’or, quand les États-Unis représentaient le chic, le luxe, et l’insouciance des comédies musicales hollywoodiennes.

Publié en langue anglaise, ce journal américain, fondé en 1887, et dont le siège social est à Paris, a toujours eu un statut à part dans le panthéon des grands quotidiens.

International, cosmopolite, décalé, parfois déconcertant, il a offert à ses lecteurs, pendant des décennies, une forme d’évasion. S’accouder au comptoir, commander un café et se plonger dans sa lecture était une échappée vers un monde aux reflets inconnus.

Dans les années 1960, le journal avait trouvé un porte-parole inespéré : la très jeune actrice Jean Seberg, qui, dans À bout de souffle, dans le rôle de Patricia, vendait le Herald Tribune sur les Champs-Élysées.

Elle avait fait sensation déambulant dans les rues de Paris aux côtés de Belmondo avec ses cheveux ultracourts, son charmant profil et son T-shirt publicitaire “New York Herald Tribune”.

De nos jours, quel quotidien pourrait se vanter d’avoir une telle notoriété cinématographique ? Porté par le souvenir de ce film culte et par la nostalgie d’une certaine insolence révolue, on ouvre encore le journal aujourd’hui avec ce plaisir furtif dont l’indéfinissable présence est ce que les experts en marketing appellent brand loyalty, ou “facteur de fidélisation”.

Sont fidèles au Tribune près de deux cent cinquante mille lecteurs, principalement des touristes américains, des businessmen en voyage d’affaires, des expatriés ou des anglophones dispersés dans le monde entier. Mais ce public hétérogène ne constitue pas une audience suffisante pour le New York Times qui, en 2007, est devenu propriétaire à part entière du Tribune, rebaptisé depuis 1967 International Herald Tribune (IHT).

Pour augmenter la diffusion de l’IHT, comme on l’appelle maintenant (prononcer aie-haitch-ti), le grand quotidien new-yorkais a décidé de prendre les choses en main et de moderniser le contenu éditorial et la maquette de sa nouvelle acquisition.

En mai 2008, le cartouche désuet qui ornait son logo a été éliminé. Il s’agissait d’une allégorie datant de 1866, dont le motif central, une horloge surmontée d’un aigle, était entouré de deux petites scènes représentant le passé et l’avenir.

Cette “décapitation” quelque peu arbitraire avait suscité à l’époque plusieurs commentaires défavorables de la part de lecteurs, et encore plus de la part de confrères de la presse, qui interprétaient ce changement comme un signe que l’identité du journal allait être remise en question.

En fait, certains éditeurs voulaient purement et simplement supprimer le Herald Tribune et le remplacer par une édition internationale du New York Times. Mais des études de marché ont montré que, sur la scène internationale, le Herald Tribune jouissait d’une très bonne réputation et qu’il serait dommage de ne pas profiter de ce je-ne-sais-quoi qui agissait comme un “facteur de fidélisation”.

À Manhattan, dans les prestigieux bureaux du New York Times, loin des kiosques à journaux de Rome, Berlin, Madrid ou Copenhague, où The Herald Tribune est toujours à l’honneur, la décision fut prise de conserver la marque, mais de la revaloriser grâce à un transfert aussi intégral que possible des principes journalistiques et éditoriaux chers au quotidien new-yorkais.

L'imaginaire de la marque

Le repositionnement du Herald Tribune que propose le New York Times ressemble plutôt à un clonage qu’à une opération de marketing, et si l’exercice de style s’avère une réussite, il sera sans équivalent dans l’histoire de la presse.

En effet, l’imaginaire de la marque du New York Times n’est pas compatible, à première vue, avec l’imaginaire du Tribune. Le premier évoque Broadway, le second les Champs-Élysées. L’un met en première page un match de base-ball, l’autre un match de cricket.

Mais surtout le New York Times est le produit du puritanisme de la côte est des États-Unis, tandis que son homologue des bords de la Seine séduit par son éclectisme culturel.

"La nouvelle maquette de l'Herald Tribune, comme celle du New York Times se doit de donner aux lecteurs une impression de grand sérieux," dit Tom Bodkin, responsable du nouveau design de l’IHT et directeur de création au New York Times depuis 1987. "Le défi, pour nous, a été de transplanter ce même sérieux dans une autre marque, celle de l’International Herald Tribune, de l’en imprégner, sans pour autant la dénaturer."

L’expression de ce sérieux (qui est la manifestation de l’impartialité journalistique dont le New York Times se fait le champion), Bodkin et son équipe l’ont soigneusement répertoriée. Ils savent ce qu’il faut faire et ne pas faire pour paraître austère sans être sévère, scrupuleux et pourtant aimable. En premier lieu, pas de manchettes en caractères gras.

La maquette doit avoir une typo neutre mais lisible, des titres explicites sans sous-titres accrocheurs, des colonnes étroites mais denses, des icônes graphiques distinctives mais discrètes, une gamme restreinte de caractères, et des pages qui ressemblent à des organigrammes. Et puis, surtout, jamais de texte en couleurs !

Hiérarchiser d'abord, informer ensuite

La charte graphique que Bodkin a développée, et dont l’efficacité va maintenant être testée mondialement dans les 180 pays où le Tribune est distribué, fonctionne sur deux niveaux : transmettre les informations, mais aussi les gérer.

Ce deuxième objectif est caractéristique de la démarche du New York Times, qui non seulement veut être LA référence en ce qui concerne la véracité des faits, mais qui veut aussi donner à ses lecteurs des centaines de repères typographiques pour les aider à cataloguer et hiérarchiser les nouvelles, analyses, opinions, commentaires, et éditoriaux dont leurs rédacteurs sont friands.

Le nouveau Tribune, qu’on avait l’habitude de lire en dilettante, pour le plaisir, avec un brin de snobisme, en attendant un rendez-vous à la terrasse d’un café, va maintenant demander à être lu attentivement.

Personnellement, Bodkin aurait aimé que le nouvel IHT soit un peu plus petit que l’ancien, pour être moins encombrant et plus facile à déchiffrer. L’idéal, pour lui, aurait été la dimension du Monde ou du Guardian, 32 cm par 47 cm, un format dit berlinois. Cependant, pour des raisons psychologiques, il n’en était pas question.

Pour transmettre les valeurs du New York Times, il fallait que le Tribune donne à ses lecteurs cette substantielle sensation de hauteur et de largeur qui distingue un grand quotidien d’un journal de moindre renom. La norme en vigueur outre-Atlantique, six colonnes et non cinq, était incontournable, quelle que soit la largeur du journal.

Aussi étroit que Le Monde, (mais beaucoup plus long), le New York Times compresse six colonnes dans 32 centimètres de largeur. Comme les gratte-ciel autour de Times Square, les colonnes des journaux sérieux doivent donner une impression de grande densité pour avoir l’autorité voulue.

Bodkin est le premier à reconnaître que beaucoup de notions dans son métier sont totalement subjectives. Par exemple, la perception que la densité est une bonne chose est un vestige du passé. Les premiers journaux étaient des placards imprimés recto verso et pliés en deux. Au début, le fait qu’il y avait une demi-douzaine d’articles par page était plutôt perçu comme un inconvénient.

"Maintenant, on ressent la symbiose entre articles comme un avantage, comme faisant intrinsèquement partie de l’expérience de lecture d’un journal," explique Bodkin. La juxtaposition d’informations complémentaires ou contradictoires sur une même page, leur contiguïté parfois dérangeante, leur importance hiérarchique, tout ceci est tellement épineux que le placement des articles est décidé à huis clos.

Ne pas faire couler trop d'encre

Les rédacteurs du New York Times savent que leur choix en la matière, quel qu’il soit, sera commenté, analysé, et souvent critiqué. C’est pourquoi, pour désamorcer toute polémique qui porterait préjudice au sérieux de toute entreprise journalistique, la typographie établie par Bodkin est aussi neutre que possible. Elle ne semble favoriser aucun article. Pas d’emphase graphique inutile, dit-il.

"Pour maintenir notre esprit de sérieux, nous évitons tout ce qui est décoratif, voyant ou contrasté." Dans sa nouvelle formule, le Tribune, comme le New York Times, fait couler très peu d’encre noire : les caractères gras y sont rares, réservés aux petits titres de rubriques.

Les titres courants sont peu encrés. Comparées à la plupart des quotidiens européens, les pages de l’IHT peuvent paraître un peu grises.

Ce manque de contraste dans la typo est perçu comme une qualité au New York Times. Surnommé “La Dame grise” (The Gray Lady) le quotidien a été un des derniers journaux à adopter les photos en couleurs. Bodkin a voulu que l’IHT partage cette même esthétique, et c’est la raison pour laquelle il a imposé à Paris la même police de caractères qu’il utilise à New York.

Le Chelthenham, qui date de 1896, est l’œuvre d’un architecte américain. Basé sur un principe de lisibilité selon lequel on reconnaîtrait les mots en balayant du regard leur partie supérieure, le caractère est doté de hampes plus longues que les jambages.

Le Chelt’, comme l’appelle Bodkin, forme des mots d’une grande cohérence visuelle. Son dessin permet d’obtenir une couleur et une texture typographique à la fois lisible et lumineuse.

Retravaillée par Matthew Carter à partir d’un Chelthenham italique que le New York Times avait utilisé occasionnellement dans le passé, cette police très “policée” est plus qu’une esthétique, c’est l’expression d’un refus du sensationnalisme.

Le Chelt’ se prête en effet mal aux manchettes de plusieurs centimètres de hauteur dont le New York Times ne fait d’ailleurs usage que pour les grandes occasions, comme le 11-Septembre ou la victoire électorale de Barack Obama ; en revanche, le Chelt’ rassure et donne confiance : ses intitulés s’imposent, même dans des tailles modestes.

Plus que la taille ou la couleur du quotidien, ce qui fait la spécificité du New York Times, et maintenant celle du Tribune, c’est leur architecture typographique, qui permet aux lecteurs de différencier les nouvelles internationales des nouvelles nationales, les rubriques des sections, les pages d’analyses des commentaires, les débats des éditoriaux.

Mais aussi sophistiquée soit-elle, la formule mise au point par Bodkin, et minutieusement nuancée par Kelly Doe, une graphiste qui depuis plus d’un an a mis son talent au service de ce projet, n’est qu’un exercice de grammaire comparé au prodigieux travail de direction artistique qui fait du New York Times un des quotidiens les plus inventifs au monde.

Rendez-vous au Café de Flore

Par ses photos, mais surtout par ses illustrations, ses diagrammes, ses cartes, ses tableaux récapitulatifs et ses images conceptuelles, le quotidien new-yorkais s’impose comme un acteur culturel au sein de la société américaine.

Le Tribune aura-t-il les moyens financiers et l’indépendance éditoriale qui lui permettront de développer son propre point de vue visuel ? Ou va-t-il devoir se contenter des images que lui fournira le New York Times ?

Les illustrations de Maira Kalman, les dessins de Christoph Niemann ou les collages conceptuels de Paul Sahre, aussi intelligents et drôles soient-ils, vont-ils impressionner de la même manière les lecteurs anglophones en Chine, au Liban, en Grèce, en Égypte, ou en Bolivie ?

L’enjeu ici dépasse celui de l’homogénéisation de la culture mondiale. Agiter le spectre de l’impérialisme culturel américain serait ignorer le rôle primordial que les lecteurs eux-mêmes seront appelés à jouer dans cette affaire.

Comment vont-ils vouloir consommer l’information dans les années à venir ? Solitaires et captifs devant leurs ordinateurs ? Ou bien préféreront-ils être confortablement assis à la terrasse d’un café, heureux d’avoir un grand journal dont ils peuvent être fiers et derrière lequel ils peuvent se cacher pour mieux observer leurs voisins et la foule des passants ?

L’avenir de la presse écrite, et de l’International Herald Tribune, sera décidé au café de Flore à Paris, au Florian à Venise, au café Gijón à Madrid, au café Tortoni à Buenos Aires, au Hard Rock Café du Caire et au Face Bar à Shanghai.


1/1 - Belmondo et Jean Seberg dans le film culte de Jean-Luc Godard, 1960

1/1 - Belmondo et Jean Seberg dans le film culte de Jean-Luc Godard, 1960