Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Sous les pavés, les couloirs du métro

Malte Martin/Théâtre de l'Athénée


Unité de lieu : Deux cent kilomètres de couloirs souterrains à plus de cinq mètres de profondeur sous la chaussée

Unité de temps : Entre 5h30 du matin et le passage du dernier métro

Unité d’action : Marcher vite en regardant droit devant soi

Unités de lieu, de temps et d’action : toutes les conditions étaient réunies dans les couloirs du métro Parisien pour y mettre en scène une pièce de théâtre. C’est ce qu’ont fait Lola Gruber et Malte Martin pour le théâtre de l’Athénée, alors sous la direction de Patrice Martinet qui animait cette salle de spectacles depuis 1993.

Entre 2006 et 2021, Lola Gruber, autrice et romancière, et Malte Martin, designer graphique et plasticien, ont tenté de lever le rideau sur l’expérience théâtrale en bousculant les codes du langage publicitaire au profit de ceux de la dramaturgie. Pour l’Athénée, ils ont créé une série d’affiches qui ne faisaient aucune concession au marketing. Œuvres avant tout typographiques, elles affichaient des phrases courtes et cryptiques — des citations choisies dans l’une des pièces de théâtre du répertoire de la saison en cours, ou des slogans pertinents inventés pour l’occasion.

Quand le pire s’améliore, c’est qu’il empire encore.

La facture minimaliste de ces affiches, en noir et blanc, leurs motifs expressifs empruntés au vocabulaire de la bande dessinée, et leurs effets optiques servaient d’arrière-plans à la silhouette fugitive des piétons dont la principale préoccupation était d’arriver à quai avant que les portes du prochain métro ne se ferment devant eux. Spectateurs distraits des campagnes de publicité dont les affiches tapissent les parois carrelées des couloirs de métro, ces passants pressés devenaient, l’espace d’un instant, les protagonistes d’une comédie dramatique dont le dénouement ne manquait jamais d’humour. Patrice Martinet accompagnait ce jeu avec une grande intelligence, participant avec malice aux choix des citations et des slogans.

Bien mentir voilà ce qu’il faut.

Dans le contexte de cette course quotidienne contre la montre, les énoncés des affiches de l’Athénée provoquaient, chez ceux qui prenaient le temps de les lire, un sourire de connivence. L’impression était quelque peu désopilante dans cet environnement qui ne se prêtait pas aux élucubrations philosophiques. C’est au détour d’un couloir, en bas d’un escalier, à coté d’une affiche pour un magasin de sport ou une pizzeria, que les passants se trouvaient nez-à-nez avec des commentaires incongrus.

Le prix de la décence augmente tous les jours.

En choisissant d’interpeller plutôt que de séduire, nos trois complices, Martinet, Gruber et Martin, voulaient que l’Athénée soit perçu comme un théâtre engagé plutôt qu’un théâtre de divertissements. Qui plus est, ils voulaient éviter les pièges de la publicité institutionnelle qui met l’accent sur l’image de marque au détriment de l’expérience réelle.

Leur objectif était ambitieux : faire de la campagne de communication de l’Athénée un spectacle vivant. Autrement dit, provoquer, en temps réel, un moment de complicité entre le théâtre et un public potentiel — un public, soit dit en passant, qui fréquente rarement les salles de théâtre. Ils espéraient pouvoir faire vivre, le temps d’un regard, d’un sourire ou d’un soupir, cette entente tacite qui caractérise les spectacles vivants — l’entente entre la scène et la salle, entre les acteurs et les spectateurs. 

Ne rester pas spectateur, devenez-le.

Il y a à peine 50 ans, les spectacles vivants ne duraient que le temps de leur représentation. Aller au théâtre, au concert, ou à l’opéra, c’était se mettre volontairement en situation de vivre le moment présent dans la finitude de l’instant. Une fois assis dans leur fauteuil, les spectateurs s’engageaient à y rester. Le rôle des acteurs, entre autre, était de s’assurer que personne ne parte avant la fin. On fermait les portes du théâtre, et la machine à fabriquer des minutes intemporelles se mettait en marche.

Pour les participants de part et d’autre du rideau de scène, la seule conjugaison du verbe être devenait le temps présent. Comme disait Louis Jouvet, « au théâtre on joue, au cinéma on a joué.» Avant d’être directeur de l’Athénée, Jouvet avait fait carrière au cinéma avec plus d’une trentaine de films à son palmarès. Il savait de quoi il parlait. « Le cinéma, c’est du théâtre en conserve, » ajoutait-il.

Pour Jouvet, le théâtre se jouait entre la scène et la salle. Metteur en scène et régisseur, il gérait les éclairages et les dispositifs scénographiques. Pour lui, l’expérience théâtrale ne pouvait pas exister sans son décor. Il fallait que les acteurs et spectateurs respirent le même air, dans le même lieu, au même moment, en temps réel. Alors seulement les spectateurs cessaient d’être les occupants d’un siège dont le numéro correspondait à celui qui était imprimé sur leur billet. De passifs ils devenaient actifs. De curieux ils devenaient attentifs. Pendant la représentation, à plusieurs reprises, ils étaient tenus en haleine, retenant leur souffle comme d’un commun accord avant d’exhaler en unisson.

On peut se priver de tout sauf du public.

Jouvet aurait peut-être aimé mettre en scène un spectacle vivant sous les pavés, dans les couloirs du métro. Quoi de plus vivant que cet auditoire en mouvement, que ces gens qui se croisent, s’évitent et se côtoient sans jamais s’arrêter ? Dans ces circonstances, le spectateur devient acteur et l’acteur devient spectateur. Entre les affiches et les passants, les rôles s’échangent dans les flux et reflux de la foule.

Acteur ou spectateur ce militaire en tenue de camouflage et béret vert qui déambule fièrement ? Il fait les cent pas devant une affiche qui proclame la bêtise insiste toujours. 

Et cette jeune femme africaine qui porte un boubou jaune et bleu ? Elle longe un mur sur lequel on lit jusqu’ici tout va bien — une citation du film culte La Haine, un commentaire qui ne présage rien de bon.

Est-il un protagoniste ou un simple figurant ce petit garçon qui passe en roller devant une affiche dont le message encore encore! est un encouragement à aller plus vite?

A cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non.

  Après la mort de Jouvet, les spectacles vivants tels qu’il les concevait vont petit à petit cesser d’être vivants pour devenir « live ». Live ? « Pris sur le vif. » Un anglicisme qui désigne un enregistrement effectué en public — certes — mais diffusé en différé.

Ces enregistrements sont de précieuses archives visuelles pour les historiens et étudiants des arts dramatiques. Mais, aussi fidèles soient-ils, ces documents vidéo déforment l’expérience théâtrale pour en faire une expérience cinématographique – une expérience essentiellement photogénique. Très vite, dès les années 60, cette nouvelle forme théâtrale, maintenant médiatisée, acquiert un mode d’existence distinct du théâtre en présentiel. Dans La Société du Spectacle, publié en 1967, Guy Debord déplore ce qu’il appelle « la réappropriation du réel », une expression qui décrit bien la mutation du « vivant » vers le « live ».

Avec la diffusion des enregistrements sonores et la popularité des casettes vidéo, les performances enregistrées en « live » deviennent des marchandises — des produits de consommation à part entière soumis aux règles de l’économie de marché. Des spectacles vivants, dont la spécificité avait été d’être exceptionnels, ils sont maintenant accessibles à la demande. Qui plus est, ils peuvent dorénavant être visionnés en privé, sans avoir à sortir de chez soi — sans avoir besoin de s’habiller pour partager avec d’autres une même émotion.

Nous sommes rentrés… oui, mais dans quoi ?

Pour l’industrie du divertissement, l’avènement du « live » a été aussi disruptif que le cinéma parlant pour les films muets. Certains acteurs, artistes et interprètes ont su utiliser les enregistrements audiovisuels pour développer leur carrière, tandis que d’autres, plus réticents, ont eu du mal à monter sur la scène pour aller à la rencontre d’un public absent. De Rudolf Noureev, par exemple, nous avons de nombreux clips de ses performances cultes tandis que de Maria Callas nous n’avons que quelques très rares vidéos. Ceux qui, comme Noureev, ont choisi le « live » au détriment du vivant acceptaient d’être médiatisés par des images pérennes, tandis que les autres, comme Maria Callas, ne concevaient leur art que dans le partage furtif et fragile du moment présent.

Avec ses affiches de l’Athénée, Malte Martin a non seulement  contourné les complaisances typographiques et les clichés visuels du marketing, il a osé prendre possession d’un espace urbain dédié à la propagande commerciale. Au nez et à la barbe des autres annonceurs, il s’y est installé, non pour y diffuser des messages publicitaires séduisants mais pour semer le doute dans l’esprit du public. Assimilées à des pratiques de détournement publicitaires, ses affiches n’étaient cependant pas de simples parodies, comme le sont la plupart des subvertissements. Elles ne cherchaient pas à détourner des logos, des images ou des slogans. Comme le préconisaient les membres de l’Internationale Situationniste, elles tentaient d’agir directement sur la situation.  

L’originalité de la campagne de l’Athénée a été l’utilisation qui a été faite du lieu lui-même — des couloirs de métro — de ces longs parcours souterrains où les passants n’ont d’autre choix que de poser un pied devant l’autre. Tandis que les annonceurs accompagnent cette marche forcée avec des promesses plus attrayantes les unes des autres, l’Athénée a tenté de freiner cette course en avant.

Dans un mois, dans un an.

Ralentir l’accélération du temps pour permettre aux spectateurs de vivre pleinement le moment présent, voilà l’objectif d’un spectacle vivant. Le tour de force des affiches de l’Athénée a été d’avoir su transformer, ne serait-ce que l’espace d’un instant, des kilomètres de tunnels carrelés de blancs en une petite salle de théâtre à l’italienne, avec son lourd rideau rouge peint en trompe-l’œil, ses dorures, ses sièges cramoisis, ses lustres en cristal — et, dans ce décor à l’ancienne, sa programmation singulièrement contemporaine.

 

 

 


https://www.babelio.com/auteur/Lola-Gruber/84160

https://www.cnap.fr/malte-martin

https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrice_Martinet

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guy_Debord

https://en.wikipedia.org/wiki/Louis_Jouvet

https://www.athenee-theatre.com/

1/8 - Les affiches de l'Athénée ne faisaient aucune concession au marketing.

1/8 - Les affiches de l'Athénée ne faisaient aucune concession au marketing.

2/8  - Le spectateur devient acteur et l'acteur devient spectateur.

2/8 - Le spectateur devient acteur et l'acteur devient spectateur.

3/8  - Louis Jouvet aurait peut-être aimé mettre en scène un spectacle vivant sous les pavés.

3/8 - Louis Jouvet aurait peut-être aimé mettre en scène un spectacle vivant sous les pavés.

4/8 - L'objectif était de faire de la campagne de communication un spectacle vivant.

4/8 - L'objectif était de faire de la campagne de communication un spectacle vivant.

5/8 - Les citations tentaient d'agir directement sur la situation.

5/8 - Les citations tentaient d'agir directement sur la situation.

6/8  - Les affiches choisissaient d'interpeler plutôt que de séduire.

6/8 - Les affiches choisissaient d'interpeler plutôt que de séduire.

7/8  - La principale préoccupation des passants était d'arriver à quai avant le prochain métro.

7/8 - La principale préoccupation des passants était d'arriver à quai avant le prochain métro.

8/8  - Les motifs expressifs des affiches étaient empruntés au vocabulaire de la bande dessinée.

8/8 - Les motifs expressifs des affiches étaient empruntés au vocabulaire de la bande dessinée.