Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Paul Sahre :
le troisième mousquetaire

Etapes, mars 2008


Faire la critique d’un impérialisme est une bonne chose, mais analyser sa propre responsabilité dans le fonctionnement de ce même système, c’est encore mieux.

On a tendance à les confondre. Surtout lorsqu’ils portent leurs lunettes cerclées de lourdes montures noires. Trois grands types dégingandés, affables, sympathiques, souriants. Athos, Porthos et Aramis? Non: Nicholas Blechman (prononcer “blêke-man”), Christoph Niemann, et le troisième mousquetaire, Paul Sahre (prononcer “sa-aire”).

Ces trois compères sont liés par l’amitié mais aussi par une aversion commune pour l’administration de George W. Bush, tout comme les héros d’Alexandre Dumas l’étaient pour les agents du Cardinal de Richelieu. S’ils ne se battent pas pour sauver l’honneur d’une reine, ces trois New Yorkais se battent néanmoins pour l’honneur —, celui de défendre leur liberté d’expression dans le milieu de l’édition et de la presse.

Les pages éditoriales du  New York Times servent souvent de vitrine à leur combat graphique. Leur arme favorite est l’illustration.

Grâce à Nicholas, qui depuis près de dix ans est un des directeurs artistiques de ce grand quotidien, Christoph et Paul ont souvent été invités à exprimer par l’image un point de vue dont l’insolence tranche fréquemment avec l’impartialité forcée des articles et éditoriaux.

En effet, alors que le journal évite soigneusement par écrit d’aborder des polémiques qui risqueraient de trop aliéner certains de leurs annonceurs, les illustrations qui accompagnent ces textes nuancés témoignent, de la part des rédacteurs, d’un désir de transmettre une autre vérité.

A quelque chose malheur est bon. La stupidité du discours médiatique des dirigeants américains contraste merveilleusement avec l’humour pince-sans-rire de nos trois mousquetaires qui profitent au maximum de l’auto-censure pratiquée par la presse pour dire avec des images ce que les journalistes s’interdisent de dire avec des mots.

Tel ce dessin de Christoph Niemann, publié en mai 2005 pour illustrer un article sur la mondialisation, qui montre les Etats Unis comme un gros fer à repasser menaçant, prêt à s’abattre sur une mappemonde rebelle qui refuse de se laisser aplatir.

Ou encore cette sérigraphie de Paul Sahre pour un article sur la division du pays après les dernières élections présidentielles où les étoiles du drapeau américain s’affrontent en pleine mer comme deux flottilles ennemies face à face, tandis qu’un cuirassé patrouille entre les deux camps.

Talents et convictions

Le trio Blechman-Niemann-Sahre est perçu dans les milieux du graphisme comme une entité à part entière, bien que chacun ait une spécialité et une histoire qui lui soit propre.

Nicholas est un directeur artistique qui fut le créateur, dans les années 90, d’une revue satirique, Nozone, dont les caricatures et bandes dessinées mettaient en scène un capitalisme machiavélique. Fils du célèbre dessinateur R.O. Blechman, il est issu d’une famille où l’engagement politique à gauche fait partie de la vie de tous les jours.

Ayant fréquenté, grâce à son père, tous les meilleurs illustrateurs du moment, il a pu solliciter pour le New York Times la contribution d’artistes talentueux et de grand renom, tel Paul Rand, Jules Feiffer, Tibor Kalman, Barbara Kruger, et bien sûr R.O. Blechman.

Christoph Niemann est né en Allemagne de l’Ouest. Il a, sur la culture américaine, un regard à la fois admiratif et critique. Dessinateur prolifique, manipulant avec aisance et les idées et les formes, il crée des figures et personnages aux traits simplifiés dont la facture faussement naïve met en relief la perspicacité du concept et la lucidité de son créateur.

Pour la couverture du 3 décembre 2007 du très élitiste New Yorker, par exemple, il a dessiné un père Noël qui doit faire sa distribution de jouets à bord d’un hélicoptère militaire protégé par un commando de parachutistes mitraillette au poing.

Ce qui fait la force de cette image, c’est le contraste entre la silhouette sombre de l’hélicoptère et la couleur menaçante du ciel dont la lueur orangée dans l’aube pointante suggère un monde à feu et à sang.

Faiseur d’icônes plus que satiriste, Christoph sait plaire à un public qui, bien que catastrophé par le climat politique du moment, se complait néanmoins dans une attitude fataliste qui justifie sa passivité.

Paul Sahre est le plus complexe des trois hommes. Son travail est moins facile à comprendre, et pourtant, à bien des égards, beaucoup plus intéressant. Graphiste qui a d’abord fait fausse route dans une médiocre agence de communication à Baltimore, il s’est reconverti en artiste engagé et en designer indépendant.

Son parcours n’est pas aussi rocambolesque que celui d’Aramis, mais, comme le plus mystérieux des mousquetaires, c’est un homme attachant, partagé entre sa conscience sociale et son amour de ce que l’on appelait du temps de Dumas “le siècle.”

Dans son travail comme dans sa vie, il cherche à trouver un équilibre entre ses projets d’utilité publique et ses réalisations commerciales, entre ses affiches pour des théâtres d’avant-garde et ses couvertures pour l’hebdomadaire New York, entre le temps qu’il consacre à ses recherches graphiques personnelles  et les heures passées en réunions à essayer de convaincre un client de ne pas massacrer son travail.

“Je voudrais pouvoir faire des choses importantes que tout le monde apprécierait, explique-t-il, mais, en fin de compte, je tire davantage de satisfaction des petits boulots que personne ne remarque.”

Il refuse la facilité. Alors que la tendance actuelle aux Etats Unis est de traiter les couvertures de livres comme l’habillage d’objets précieux et élégants qu’on a plaisir à laisser traîner sur une table pour les montrer, Paul Sahre prend souvent le contre-pied, avec des couvertures qui s’inspirent des manuels scolaires: images en pleine page, composition alignée à gauche, caractères sans empattements, et nombre de corps restreint.

Le résultat donne une impression de vigueur et de netteté qui tranche avec le maniérisme ambiant. Pourtant il sait faire de jolies couvertures, comme sa série de livres de poche aux tons pastels pour une rééditions des romans de Rick Moody, l’auteur de The Ice Storm et Garden State.

Dans cet exercice, Paul Sahre fait parler un simple objet, que ce soit une clé ou un mégot, et laisse au lecteur le soin de construire autour cette icône son propre imaginaire.

Le minimalisme ne lui fait pas peur. Pour une collection de CDs consacrés au jazz, il met en valeur le carré du coffret grâce à des compostions abstraites discrètes et pourtant magistrales.

Pour la couverture d’un livre intitulé Killing the Buddha (“Tuer le Bouddha”) il propose une solution simple et économique à la question de l’existence de Dieu: il trace sur un ciel bleu à peine nuageux une grande croix rouge qui néantise d’idée même d’un paisible au-delà.

Pour une affiche faisant partie d’une exposition organisée pour une collecte de fonds en vue de secourir les victimes de l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans, il submerge les lettres qui forment le surnom de la ville (Big Easy qui veut dire “Sans Peine”!) sous une épaisse couche d’encre bleue, ne laissant que le haut des lettres dépasser de cette boue oblitératrice et meurtrière. 

Dans son site internet, sous la rubrique “regrets”, il se repent d’avoir participé à cette opération de collecte de fonds après avoir remarqué que l’initiative n’était pas complètement désintéressée.

“En lisant attentivement le texte du catalogue de l’exposition, je me suis rendu compte que les organisateurs espéraient exploiter cette action caritative pour faire valoir leur agence de design, écrit-il. Est-ce un crime de secourir les gens si on peut, par la même occasion, profiter de leur malheur d’une manière ou d’une autre?”

Lui-même, ajoute-t-il, a tiré profit du désastre, puisque son affiche lui sert maintenant à promouvoir son travail.

Refuser autant que possible la glamorisation

Trop peu de graphistes ont le courage d’aborder ce genre de problématique. L’originalité de Paul Sahre est de se confronter à ce qui le dérange personnellement. Faire la critique d’un impérialisme est une bonne chose, mais analyser sa propre responsabilité dans le fonctionnement de ce même système, c’est encore mieux.

“Même quand ça ne change rien, il faut exprimer son opposition, dit-il. Un graphiste de nos jours devrait être un commentateur sévère de la culture dont il vit.”

Ce que d’autres qualifient “d’états d’âme” sont pour lui de vrais questionnements. Il s’interroge, par exemple, sur la “glamorisation” de la laideur.

Lui-même en est coupable lorsqu’il fait de belles mises en page pour décrire une aberration esthétique monstrueuse: un lotissement de maisons préfabriquées si mal conçues qu’elles pourraient servir de décor pour un film d’horreur.

Mais c’est un projet personnel qui lui tient à cœur et sur lequel il s’acharne depuis plusieurs années. Oeuvre laborieuse qui est le fruit d’un travail de recherche quasi-obsessionnel, le livre va enfin être publié par Princeton Architectural Press.

“Ce n’est pas un projet commercial, remarque-t-il. Le livre n’aura qu’un public très restreint. J’aurais dû faire une mise en page beaucoup moins valorisante dont le style aurait reflété l’esprit du lieu. Mais voilà, je ne suis laissé prendre à mon propre jeu.”

Comment ne pas se laisser prendre au jeu lorsqu’on fait partie d’une équipe gagnante?

Bien que Paul, Nicholas et Christoph ne collaborent que sur des projets ponctuels, le résultat est toujours gratifiant. Le plus souvent, Nicholas se retrouve dans la position du commanditaire, soit qu’il demande à Paul de prendre en charge la réalisation d’un numéro de Nozone ou qu’il propose à Christoph de conjuguer leurs talents d’humoristes pour la création d’un livre (comme leur dernier en date publié sous le titre 100% Evil).

“Le graphisme est une activité essentiellement altruiste, dit Paul. On le fait toujours pour quelqu’un d’autre. L’idéal, c’est quand ce quelqu’un d’autre est un ami.”

Poussant l’amitié jusqu’au bout, Nicholas, Christoph et Paul se sont débrouillés pour vivre sous un même toit — chacun s’achetant un appartement dans le même immeuble, un building de grand standing à Brooklyn, à deux pas de la promenade qui longe l’East River.

Christoph et sa famille se sont installés les premiers, bientôt rejoints par Paul et sa femme Emily Oberman, et enfin par Nicholas et Louisa Blechman.

Qu’ils aient réussi un tel regroupement est étonnant dans le contexte new-yorkais où il est si difficile pour qui que ce soit d’obtenir l’accord des membres du conseil d’un syndic de copropriétaires pour l’achat d’un appartement de luxe. Ne s’y risquent que les gens très riches.

Parmi les artistes, rares sont ceux qui peuvent démontrer qu’ils ont des revenus et des capitaux suffisants pour justifier un pareil investissement. Que nos trois camarades d’armes aient réussi ce coup immobilier ne fait que confirmer leur statut exceptionnel.

Détracteurs d’un système qu’ils déplorent, ils n’en sont pas moins les bénéficiaires. Et aux Etats Unis, la réussite sociale est l’ultime validation de toute démarche, quelle qu’elle soit.


1/12 - Couverture de Paul Sahre pour le livre Killing the Buddha, Free Press, 2004

1/12 - Couverture de Paul Sahre pour le livre "Killing the Buddha", Free Press, 2004

2/12 - George W. Bush au Mont Rushmore avec soucoupe volante, par Sahre

2/12 - George W. Bush au Mont Rushmore avec soucoupe volante, par Sahre

3/12 - Couverture d'un livre sur la politique américaine, 2006

3/12 - Couverture d'un livre sur la politique américaine, 2006

4/12 - Illustration pour le New York Times sur le vol d'identité, 2007

4/12 - Illustration pour le New York Times sur le vol d'identité, 2007

5/12 - Couverture d'un livre sur la culture pop de l'Amérique profonde, 2005,

5/12 - Couverture d'un livre sur la culture pop de l'Amérique profonde, 2005,

6/12 - Affiche faisant référence à Katrina submergeant La Nouvelle Orléans (Big Easy)

6/12 - Affiche faisant référence à Katrina submergeant La Nouvelle Orléans (Big Easy)

7/12 - Illustration évoquant les derniers jours de George W. Bush à la Maison Blanche

7/12 - Illustration évoquant les derniers jours de George W. Bush à la Maison Blanche

8/12 - Illustration pour le New York Times sur les 10 meilleurs livres de 2007

8/12 - Illustration pour le New York Times sur les 10 meilleurs livres de 2007

9/12 - Illustration par Christoph Niemann, un des trois mousquetaires.

9/12 - Illustration par Christoph Niemann, un des "trois mousquetaires."

10/12 - Exemples d'illustrations par Niemann, article publié dans Etapes

10/12 - Exemples d'illustrations par Niemann, article publié dans Etapes

11/12 - Direction artistique de Nicholas Blechman, un des trois mousquetaires

11/12 - Direction artistique de Nicholas Blechman, un des "trois mousquetaires"

12/12 - Illustration par Sahre pour Blechman, DA de la page éditoriale au New York Times

12/12 - Illustration par Sahre pour Blechman, DA de la page éditoriale au New York Times