Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Malte Martin : vu du coin de l'oeil

Etapes 2010


On aura tout vu : de nos jours, tout peut être montré, documenté, scruté, révélé, exposé, partagé, diffusé. Néanmoins, sur le pourtour de notre vision, il reste une zone de perception jusqu'ici peu observée: elle porte le nom de vision périphérique.

Bien que moins sensible que la vision du centre de la rétine et d'une moindre acuité aux couleurs, elle est cependant beaucoup plus apte à percevoir les formes et les mouvements.

Grâce à ses cellules en bâtonnets, dont le rôle est de détecter la présence d'objets en basse luminosité, ce « coin de l'œil » informe le cerveau sur ce qui se passe à la limite de notre champ visuel et le prévient en cas de mouvements inattendus ou suspects.

Les jongleurs, les joueurs de football, les chasseurs, et bien sûr les cambrioleurs, qui opèrent souvent dans l'ombre, savent exploiter leur vision périphérique pour pratiquer leur art, mais rares sont les artistes, plasticiens ou graphistes qui se sont intéressés à ce formidable « sixième » sens, si proche de l'intuition, et sans lequel le regard ne serait qu'un étroit tunnel optique.

Délaissant le devant de la scène chromatique chère à la société du spectacle, Malte Martin est un des seuls graphistes contemporains qui travaille en « basse tension », dans une vision périphérique en clair-obscur. Son lieu de prédilection est une couronne visuelle ou la luminosité du papier et l'opacité de l'encre vibrent à l'unisson.

Il crée des images qui, par leur densité typographique et leur écriture dynamique en noir et blanc, excitent la rétine et sont interprétées par le cerveau comme des messages importants.

Affichés sur les murs, placardés sur les parois des couloirs de métro, peints sur les devantures de petits commerçants, ou projetés sur les façades d'immeubles, ses exercices typographiques attirent l'œil des passants les plus pressés.

On les lit à peine, mais on ne peut s'empêcher de les remarquer. Ils interviennent à la lisière du conscient car ils empruntent un dispositif physiologique dont la fonction première est de nous avertir en cas de danger imminent.

Harangues typographiques

Malte Martin a découvert les mécanismes de cette vision « circonférentielle » par hasard, alors qu'il cherchait à maximiser l'impact du noir et blanc pour contraster avec la cacophonie colorée des messages publicitaires qui encombrent l'espace public.

Entre 2000 et 2006, pour une série d'installations dans les rues de Chaumont, Fontenay-sous-Bois ou Belleville, il a donné libre cours à son goût pour les harangues typographiques, mettant en scène, noir sur blanc, des citations et interrogations que même les piétons les plus distraits ne pouvaient ignorer.

Mais c'est à l'occasion d'une manifestation artistique de trois mois, organisée par la ville de Paris pour l'aménagement du boulevard Magenta en « espace civilisé », qu'il a pu démontrer la supériorité, dans des lieux de passage, de la lecture monochromatique, qu'il décrit comme étant « en basse tension ».

Au début, il avait affiché des citations multicolores d'auteurs connus (de Patrick Chamoiseau à Victor Hugo) sur une large colonne Morris octogonale installée sur le trottoir.

Assis à la terrasse d'un café, il avait pu observer le comportement des passants et il s'était aperçu, non sans déplaisir, qu'ils regardaient à peine ses affiches chamarrées qui pourtant égayaient la grisaille de ce carrefour quelque peu lugubre.

Changeant de tactique, Malte Martin avait progressivement remplacé ces textes bariolés par de sobres citations en noir et blanc. La réaction du public ne se fit pas attendre.

En dépit de leur austérité, les nouvelles affiches semblaient aimanter le regard des gens qui passaient à proximité. Ils ralentissaient, certains même s'arrêtaient pour examiner de plus près ces aphorismes édifiants.

Le diagnostic de Malte Martin fut catégorique : dans les lieux publics, conclut-il, la couleur est le plus souvent synonyme de publicité.

Fort de son expérience boulevard Magenta, il prit le parti de ne travailler qu'en noir et blanc pour l'identité visuelle et les affiches du théâtre de l'Athénée, jouant avec le contraste entre caractères gras et fins de la police DIN pour décliner tout un vocabulaire graphique en transparence et épaisseur, avec seulement un point rose fluo servant de ponctuation ludique.

Image de marque forte pour l'Athénée, la campagne, qui anime les couloirs de métro parisiens depuis 2006, est aussi devenue l'image de marque de Malte Martin.

Mais ce serait trop simplifier son parcours que d'expliquer l'attrait de ce travail typographique par sa maîtrise d'un jeu entre pleins et vides, ou par son maniement exemplaire d'un minimalisme exalté.

Ce qui fait la spécificité de son approche est le champ d'action qu'il se propose. C'est en effet dans l'espace urbain, sur la place publique et au cœur de l'agora que l'on doit évaluer l'efficacité de ses constructions graphiques.

Lecture cinétique

L'idée de mobilité est au centre du propos de Malte Martin. Agrafmobile est le nom de son « laboratoire », une entité  qui lui permet de poursuivre ses projets d'auteur parallèlement aux commandes de son studio de design graphique.

Il décrit Agrafmobile comme « un théâtre visuel itinérant pour investir l'espace urbain et les territoires du quotidien. »

Ce qu'il ne dit pas (l'a-t-il même perçu?) c'est que la mobilité qu'évoque ce nom s'applique à son public plus qu'à ses projets. Les gens dans la rue, ses interlocuteurs préférés, sont en effet le plus souvent des individus en déplacement. C'est donc en marchant qu'ils découvrent le travail de Malte Martin.

Ils longent les murs sur lesquels sont collées ses affiches. Ils passent devant ses installations. Ils frôlent les panneaux d'affichage ou sucettes qui servent de supports à ses œuvres in situ.

Cette foule qui se déplace lit ses textes ou déchiffre ses messages « du coin de l'œil » - avec cette vision périphérique activée par la perception des formes mouvantes. Par leurs allers et venues, les piétons transforment le discours graphique de Malte Martin en un vaste dessin animé.

Cette « lecture de coté », du fait même de sa marginalité, est ressentie par eux comme un décryptage de signes d'autant plus incontournables qu'ils sont perçus par l'œil - et par le cerveau - comme faisant partie d'un ensemble d'informations visuelles « à surveiller ».

Une installation récente de Malte Martin à Fontenay-sous-Bois illustre ce principe. « 90 degrés » est un poème de Christine Rodès placé en équerre à l'angle de deux murs rébarbatifs, l'un faisant face à la rue, l'autre donnant sur une allée bordée d'arbres. Les phrases se lisent différemment selon la direction d'où l'on vient et la vitesse à laquelle on marche. « Façon de changer... de coin de vue, courir les rues... sans tourner court, c'est ici... l'ailleurs, un coin... perdu.»

Œuvre cryptique qui n'a de sens que si l'on prend le temps de ralentir, elle ne peut pourtant être déchiffrée que si l'on se déplace rapidement de gauche à droite. Alliant lenteur et vélocité, cet aménagement graphique attire l'attention sur la spatialité du regard et la dimension temporelle de la lecture.

Malte Martin aime collaborer avec des gens qui excellent dans d'autre domaines que le sien : un jongleur à qui il demande de danser avec des feuilles de papier de soie ; une compositrice qui dote les lettres de l'alphabet de sons singuliers et donne ensuite un concert impromptu en effleurant des mots ; les habitants d'un quartier qui proposent des textes qu'il met en scène sur la place publique ; un sculpteur avec lequel il réalise des cadrans solaires calligraphiques en fer forgé. Avec eux il élabore ce qu'il appelle des « espaces fragiles » - des performances intimistes, exploratrices, fluides et nomades.

« J'aime ces formes évanescentes qui sont tantôt saisies, tantôt dans un flou, dit-il. Je recherche les images où le mouvement est présent. »

Inviter l'émotion, le coup de cœur

Malte Martin se sent l'âme d'un plasticien autant que celle d'un graphiste. Bien qu'attentif au contenu du cahier des charges de ses commanditaires, il ne cherche pas à être perçu comme un « communicateur ».

Né à Berlin en 1958 et éduqué en Allemagne, on s'attend à ce qu'il ait une affinité pour les formes rigoureuses plus que pour les métaphores éloquentes et imagées.

Cliché? Pas tout à fait. Au début de sa carrière, comme tous les designers/typographes de sa génération, il était fortement influencé par les affichistes polonais et les Grapus (dans l'atelier desquels il a fait un court séjour à la fin des années 80). Naturellement, il s'efforçait de faire de l'image conceptuelle une forme d'expression privilégiée.

Son atelier graphique s'est vite spécialisé dans le domaine du théâtre, de la danse et de la musique contemporaine, car déjà la mobilité, le geste et le mouvement étaient des sujets de prédilection pour ce jeune immigré perspicace et cosmopolite.

Pour ses premières commandes, pour le théâtre de la Commune, le théâtre de Malakoff, l'abbaye de Royaumont et la Comédie de Reims, il avait le plus souvent recours à la photographie, retravaillant les images jusqu'à l'abstraction pour en faire des éléments plastiques et picturaux.

Vers la fin des années 90, son travail avait acquis une richesse de coloris et une liberté graphique qui reflétaient sa connaissance approfondie de l'histoire de l'art, une culture qu'il avait acquise sur les bancs des écoles des Beaux-arts de Stuttgart et de Paris.

Son dépliant en accordéon pour la création chorégraphique « asile poétique » (1998) semblait faire référence au travail photographique d'Aaron Siskind. Son identité visuelle pour Isadora, une association pour promouvoir la danse contemporaine en région Centre (1999) était un joyeux hommage à László Moholy-Nagy.

Ses premières affiches pour le théâtre Malakoff (2000-2002) avaient la légèreté des peintures de Mirò. Ses affiches pour la mousson d'été, un festival de l'écriture théâtrale (2000-2002), pouvaient faire penser à certaines compositions d'Antoni Tàpies.

A l'époque, Malte Martin semblait être plus à la recherche d'une réaction que d'une émotion : ces œuvres provoquaient le « Ah! » plus que le « Oh ! » - le choc esthétique plus que le coup de cœur.

« Je tempère la rigueur de la tradition de communication nordique avec ce qu'il y a de plus sensible dans la culture latine, explique-t-il.  Aujourd'hui je reproche aux nordiques d'être trop protestants, de mettre l'émotion à distance. »

C'est lors d'une résidence à Chaumont en 2002 qu'il eut l'occasion de collaborer avec le poète, compositeur et homme de théâtre Jacques Rebotier.

Il lui a demandé d'animer un « théâtre des questions » avec les habitants de la ville, un projet dadaïste conçu dans le cadre des manifestations du 11ème festival des arts graphiques.

Cette expérience fut libératrice. Elle donna à Malte Martin la permission de dépasser le stade de « producteur d'images » et de s'adonner à ce qui était sa vraie passion : le pouvoir évocateur des mots.

A partir de cette date le texte - en français - deviendra son principal mode d'expression. Pour cet artiste dont la langue maternelle est l'allemand, et qui n'a appris le français que tardivement, les expressions et locutions de sa langue d'adoption ont une beauté étrange et une texture toute particulière. Il regarde les phrases en français comme des objets singuliers qu'il manipule avec le soin d'un collectionneur averti. Mais plus intéressé par la forme de ces mots magiques que par leur sémantique, il soigne leurs contours, leur poids, leur géométrie, leur tissage et tricotage.

Là où un graphiste français serait inhibé par un souci de lisibilité, il n'hésite pas à brouiller les pistes. Pour lui le noir et blanc ne sont pas là pour faciliter la lecture mais pour la poétiser. Couchés sur le papier, ses textes sont faits de neige et de nuit, d'éclat et de mystère, de certitudes et d'appréhensions.

Projets pilotes

Après 2002, et sous l'égide d'Agrafmobile, Malte Martin a continué à générer des projets pilotes. « Ce qui m'intéresse c'est de capter le regard de gens qui n'ont jamais mis les pieds dans un musée, dit-il. Je pars du principe que tout le monde peut apprécier une démarche sensible, plastique ou littéraire.»

Il cherche à travailler avec des institutions pour lesquelles les projets artistiques dans l'espace urbain ont une autre fonction que celle «d'enjoliver la ville».

Pour ces commanditaires de choix, souvent des collectivités, faire émerger la poésie latente des lieux est un acte politique, une manière de dire aux habitants qu'ils ne sont pas seulement des consommateurs mais aussi les créateurs d'un nouvel art de vivre ensemble.

Malte Martin ajoute : « Je voudrais que mes projets servent de vecteur d'autonomisation de l'individu, pour le mettre en position d'avoir son propre point de vue ».

A Fontenay-sous-Bois, sur le thème de « blanche neige », il a aménagé la devanture d'une boutique inoccupée en théâtre d'ombres typographiques.

L'année suivante, à Belleville, dans le cadre de la manifestation « Lire en fête », il a investi l'espace quotidien des habitants du quartier avec des citations sous forme d'affiches mais aussi de papiers d'emballage, de sets de tables, ou d'écriteaux calligraphiés.

Pendant l'été 2004, sur des panneaux d'affichage à travers la France, il a pu poursuivre une expérience de « translucidité » où l'affleurement de doigts, devinés en transparence derrière l'affiche, transformait des espaces publicitaires en fenêtres sur un au-delà à peine visible.

En 2005, c'est à Pantin, le long du canal de l'Ourcq, qu'il a sévi, détournant le vocabulaire des panneaux signalétiques pour créer une série de slogans exaltant la beauté cachée de ce no man's land urbain.

Puis il y a eu « le feuilleton du boulevard de Magenta », qui a fait date. Plus récemment, Agrafmobile a été appelé à faire une mise en scène de textes sur le thème de la diversité et de l'ethnicité pour l'inauguration de la Cité de l'immigration à Paris.

De 2007 à 2009, une ambitieuse série d'interventions, « mots publics », a amené Malte Martin à déployer son expérience en matière d'animation de rues dans le quartier Saint Blaise à Paris, où il a conçu des dispositifs d'écrans amovibles, de projections nocturnes, de placards géants, de panneaux à clapets électroniques, de brouillards artificiels et de bandes sonores - y compris un système de nacelles pour souffleurs dispersant des prospectus qui retombaient sur la ville comme une nuée de papillons blancs.

Tant de créativité de la part d'un graphiste auteur peut étourdir un observateur non-averti. Une surabondance d'activité à la périphérie du champ visuel est toujours perçue comme inquiétante, et certains graphistes ont encore du mal à cerner et comprendre le travail de Malte Martin.

Un récent livre très bien documenté  faisant état de ses projets Agrafmobile ne va pas les rassurer. Publié aux éditions de l'œil et mettant en introduction une citation de Christine Rodez, « Interroger les limites et fabriquer des bords », il présente douze ans de travaux, depuis les plus anciens, comme sa revue Agraf ou ses films et vidéos sur thèmes musicaux, jusqu'aux plus récents, tels ses projets à Villetaneuse ou rue Sedaine à Paris.

Le regard périphérique de Malte Martin n'a, semble-t-il, pas de limite. Comme l'horizon, il s'éloigne à mesure qu'on tente de s'en approcher.


1/7 - Affiche pour le théâtre de l'Athénée

1/7 - Affiche pour le théâtre de l'Athénée

2/7 - Affichage vu du coin de l'Å“il

2/7 - Affichage vu du coin de l'Å“il

3/7 - Schéma montrant les différentes zones de vision

3/7 - Schéma montrant les différentes zones de vision

4/7 - Mots Frontières - Installation à Pantin

4/7 - "Mots Frontières" - Installation à Pantin

5/7 - Takalefaire - Installation à Chaumont

5/7 - "Takalefaire" - Installation à Chaumont

6/7 - Affiche pour le théâtre de l'Athénée

6/7 - Affiche pour le théâtre de l'Athénée

7/7 - Affichage inspiré de la phrase de Valéry Rien n'est aussi profond que la peau.

7/7 - Affichage inspiré de la phrase de Valéry "Rien n'est aussi profond que la peau."