Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Les vanités de Peter Knapp

Théâtre de la photographie et de l'image, June 2009


Conscient des inégalités entre les sexes que les magazines féminins tentaient d’ignorer, il savait quel prix les femmes payaient pour rester séduisantes.

« La mode, pour moi, c’est du passé ». Innocente en apparence, cette affirmation de Peter Knapp est problématique. D’abord parce que ce n’est pas exact : dans l’esprit des gens, ce Suisse installé en France depuis 1952 est l’initiateur de ce qu’on a appelé le « Style ELLE ».

Il a beau être peintre, graphiste, typographe, cinéaste, plasticien et photographe, il doit sa notoriété à la façon dont il a su mettre en scène le prêt-à-porter féminin dans les années soixante pour l’hebdomadaire ELLE, alors dirigé par Hélène Gordon-Lazareff.

Un des pionniers de la direction artistique en France, dans la tradition d’Alexei Brodovitch à Harper’s Bazaar, il est l’auteur d’inoubliables mises en page de mode qui ont fait de ELLE  un phénomène culturel. Qu’il le veuille ou non, son nom restera pour la postérité associé à ceux des grands couturiers français de l’époque, Cardin, Ungaro, Gaultier, et surtout Courrèges.

L‘affirmation de Knapp pourrait être interprétée comme un constat sur la façon dont la mode s’affirme, en démodant les nouveautés de la dernière saison, renforçant par là même la notion de passé. Il est peu probable que Knapp ait voulu faire allusion à cette dimension de la mode avec cette petite formule, qui pourtant dit bien les choses. « La mode, pour moi, c’est du passé ».

Intentionnel ou non, cet énoncé n’en reste pas moins révélateur. En effet, non seulement la mode est basée sur l’obsolescence, mais en plus, sous prétexte d’exalter la beauté, elle attire l’attention sur le vieillissement inéluctable des êtres et des choses.

C’est cet aspect de la mode qui intéresse plus particulièrement l’ancien directeur artistique de ELLE. Peter Knapp, tout en refusant le passéisme, est néanmoins fasciné par les effets du temps qui passe.

Son travail photographique explore l’usure des années, l’érosion des formes et la trace émouvante des heures perdues. Véritables « vanités », les images qu’il élabore font état de la dégradation qui guette les plus jolies femmes, les plus beaux paysages, et les plus précieux moments de la vie.

Les dames du temps jadis

Les vanités étaient des natures mortes allégoriques très appréciées à l’époque baroque, durant la Contre Réforme, et qui invitaient à la méditation sur la vanité de toute entreprise humaine. Elles montraient une accumulation d’objets quotidiens, aussi futiles qu’éphémères, la fuite du temps étant souvent représentée par un crâne, une fleur fanée, une bougie éteinte, ou un sablier.

Les vanités de Peter Knapp sont des images conceptuelles longuement élaborées qui utilisent comme point de départ des photographies « incomplètes » ne prenant leur sens que grâce à une série de manipulations : techniques de grattage, de solarisation, de pixellisation, de découpage, ou de superposition.

Ici, la fuite du temps est évoquée par le travail même de l’artiste qui prolonge l’acte créateur sur plusieurs semaines, mois, ou années, pendant lesquels l’instantané reste en gestation. Ainsi, une photo de mode prise en 1970 sera retravaillée à la pointe sèche en 1990, son émulsion grattée, sa surface parfois perforée, son cadre déchiré.

En regardant de près le travail de Peter Knapp, on ne peut s’empêcher de penser au poème de François Villon intitulé Ballade des dames du temps jadis et son célèbre refrain « mais où sont les neiges d’antan? ». Chacune à leur manière, ses photos évoquent la brièveté et la précarité de la beauté des femmes et des délices de l’existence.

Ici une jeune fille qui se maquille est égratignée par une série d’excoriations qu’elle semble ne pas voir mais qui l’assaillent de toutes parts. Là un glacier se craquelle et s’assèche sous une avalanche de griffures. Là encore, sur une plage bleue devant une mer d’huile, d’étranges fleurs de détritus s’épanouissent.

Tout comme la mode qui réinvente les formes de la séduction comme pour mieux les laisser flétrir, Peter Knapp nous propose une vision du monde dans laquelle tout ce que l’on aime est irréversiblement voué à l’entropie.

Nombreux sont les photographes de mode qui, comme lui, ont exploré des moyens d’expression qui semblent nier l’idéal de beauté que leur profession leur impose. Irving Penn en est l’exemple le plus célèbre. Peu d’artistes ont su représenter l’élégance à l’état pur comme il l’a fait, et pourtant cet américain discret et méticuleux était fasciné par la laideur. Ses natures mortes, qui montrent des vieux mégots, des papiers sales, des fleurs fanées, ou des nourritures avariées questionnent, comme les photos de Knapp, la nature transitoire de nos possessions.

Erwin Blumenfeld était un autre grand photographe de mode qui compensait son travail d’esthète en créant des collages surréalistes où des femmes découpées en morceaux côtoyaient des têtes de mort, des animaux estropiés, ou des symboles de propagande nazis. Richard Avedon, maître incontesté de la photo de mode sophistiquée, se défoulait avec des portraits d’une brutalité extraordinaire.

Enfin Alexandre Liberman, directeur artistique de Vogue, Mademoiselle et Glamour pendant des décennies, coupait de la tôle au chalumeau durant ses week-ends pour créer des sculptures massives et trapues dont la silhouette était à l’inverse de celle des mannequins qui peuplaient les pages de ses magazines.

Fashion victims

Pour ces hommes, comme pour Knapp, la mode a été un facteur déterminant dans leur parcours artistique, bien que tous aient affiché à l’égard des admirables images qu’ils créaient un détachement journalistique quelque peu suspect. Comme si leur « vrai » travail n’avait rien à voir avec le métier d’illusionniste qu’était le leur.

Plusieurs explications s’imposent pour justifier leur attitude : réaction bien compréhensible à la superficialité de la mode, dédain pour les fanfreluches et les colifichets, dérision et cynisme envers les déclarations insensées des soi-disant arbitres de la mode. Pour beaucoup, il y avait aussi sans doute ce pressentiment que, tôt ou tard, ils seraient eux-mêmes probablement victimes d’un changement de mode.

Pour Peter Knapp cependant, son ambivalence envers le métier qui fut le sien pendant tant d’années était l’expression de son profond respect pour les femmes en général.

Grand admirateur des rédactrices et mannequins avec lesquelles il travaillait quotidiennement, toujours attentif aux désirs des lectrices de ELLE, et conscient des profondes inégalités entre les sexes que le magazine tentait d’ignorer, il savait quel prix les femmes payaient pour rester séduisantes.

Toute la série des « grattages » qui montrent des « femmes effacées » dont la personnalité est oblitérée par des stries ou des rayures, leurs corps nus cicatrisés, griffés, piqués, agressés, coupés, décomposés et recomposés, sont autant de protestations indignées contre ce qu’il appelle « le trop de tout » que les femmes doivent subir.

« Je ne travaille pas sur un grand message, » insiste-t-il. Ce qui l’anime, c’est une envie de comprendre, grâce à la photographie, comment fonctionne le regard. La série « Carnet de Baal » prise à l’île de la Réunion, montre, en négatif couleur, des femmes de toutes les ethnies locales qui, ainsi vues, deviennent des figures tutélaires, des divinités « baal » — nom hébraïque d’habitude réservé aux hommes, seigneurs, maîtres, rabbins ou époux.

La couleur de la peau de ces femmes, qui va du mauve au violet foncé en passant par le lilas et le prune, n’est plus un facteur de différenciation entre ces personnages féminins qui, par ce procédé photographique, échappent enfin à la discrimination raciale.

Si Peter Knapp n’a pas de « message » comment se fait-il que ses photos en ont un? Bien qu’il ne soit pas un artiste engagé, et qu’il n’ait pas de discours construit pour expliquer sa démarche, ses projets photographiques, eux, semblent toujours prendre position.

Que ce soit une série de reflets de piétons sur du pavé mouillé par la pluie, ou une suite de photos de ceps de vigne qui, semblables à des prisonniers, sont pieds et poings liés sur des piquets, ou encore des portraits anthropomorphiques de meules de foin, on a l’impression que le propos de l’artiste est la découverte de l’humain.

« En cherchant l’homme, on commence à le voir » dit Knapp. C’est cette recherche chaque fois recommencée qui est la clé de sa créativité. A l’inverse de Picasso qui affirme « je ne cherche pas, je trouve», Knapp refuse la facilité de l’instantané, et préfère le travail à la trouvaille.

Pour Knapp, ce « travail » se place aussi bien en amont qu’en aval du cliché. D’abord pendant les mois qui précèdent le moment où il appuiera sur le déclencheur — moment irrémédiable qu’il mûrit, approfondi, prépare, et pourtant redoute — et ensuite pendant les semaines suivantes durant lesquelles il étudiera les photos qu’il a prises pour décider comment les transformer et les perfectionner.

« Je ne prends pas de photos, je fais des images, » dit-il. Soumis à l’épreuve du temps, ses tirages cessent d’être des documents pour devenir des œuvres raisonnées qui ont acquis au fil du film une profondeur de champ émotionnel que l’original n’avait pas.

Le résultat de ce processus d’élaboration sont des compositions qui, comme les vanités, sont des objets de méditation. Plus on les regarde, plus elles provoquent un désir de s’attarder pour ralentir la fuite du temps.


1/4 - Farida la sorcière, 1988

1/4 - "Farida la sorcière", 1988

2/4 - Je ne veux plus, 1990

2/4 - "Je ne veux plus", 1990

3/4 - Porte à la Fondation Cartier, 1987

3/4 - "Porte à la Fondation Cartier," 1987

4/4 - Courrèges Homme, Deauville, 1979

4/4 - "Courrèges Homme", Deauville, 1979