Véronique Vienne


The Self-Taught Design Critic. [...]

Véronique Vienne was a magazine art director in the USA when she began to write to better analyze and understand the work of the graphic designers, illustrators and photographers who collaborated with her.

Today she writes books and conducts workshops on design criticism as a creative tool.

 

Voir, regarder, apprécier : tout un programme. [...]

Véronique Vienne a été directrice artistique aux USA avant de commencer a écrire pour mieux comprendre ce que faisaient les graphistes, illustrateurs et photographes avec qui elle collaborait.

Aujourd’hui elle écrit des livres et anime des sessions de travail sur la critique du design graphique comme outil de création.


Dave Eggers : un
génie renversant

Etapes, avril 2007


Fasciné par cette vertigineuse ronde des vérités et contre-vérités qui caractérise les discours médiatiques, Eggers propose à ses lecteurs l’expérience de la circularité.

La provoc’ ne choque plus. On quitte un spectacle d’avant-garde à l’entracte, non pas parce qu’il scandalise, mais parce qu’il ennuie. On feuillette à peine un livre de photos dénonçant les horreurs de la guerre avant de le refermer. Et les transgressions typographiques les plus résolument agressives font à peine sourciller.

De nos jours, le défi n’est plus qu’une esthétique que le marketing a largement contribué à dévaloriser. La situation est encore pire aux Etats Unis, où les institutions les plus prédatrices, les banques en particulier, se targuent de “renverser” l’ordre établi alors qu’en fait elles s’ingénient à en renforcer l’emprise.

La soi-disant contestation n’est plus qu’un simulacre, qu’un faux-semblant qui est de mise dans les campagnes publicitaires mais pas dans la vie. Dans ces conditions, la vraie provocation n’est plus de provoquer, mais au contraire de passer inaperçu. Faire semblant de dire et faire des choses anodines est probablement la meilleure manière de choquer.

C’est en tout cas le choix que semble avoir fait à San Francisco la petite maison d’édition McSweeney’s, dirigée par Dave Eggers, un jeune auteur de 37 ans dont le talent fait penser à D.J. Salinger et Jack Kerouac. Il doit sa renommée au récit à peine romancé de sa vie, publié en 2000 et traduit en français sous le titre “Une oeuvre déchirante d’un génie renversant.” Il y raconte, avec l’élan de sa jeunesse, la mort tragique de ses parents et comment il s’est retrouvé, à 20 ans, chef de famille, élevant son petit frère dans un monde où le consumérisme forcené encourage et même exalte l’irresponsabilité des adolescents.

Best-seller aux Etats Unis, le livre ne s’est pas bien vendu en France où l’autodérision du titre n’a pas fait sourire. Mais le succès de A Hearthbreaking Work of Staggering Genius dans les pays anglo-saxons a attiré l’attention du public sur l’autre volet du talent d’Eggers, celui d’éditeur indépendant et de rédacteur en chef d’une revue littéraire, McSweeney’s Quarterly Concern, qu’il avait fondé en 1998. C’était déjà une publication remarquable par sa maquette soignée bien que discrète, et par une typographie dont l’élégance délibérément désuète contrastait avec le message farouchement anti-establishment des textes.

Mais qui était donc ce garçon dont on n’avait jamais entendu parler et qui était aussi à l’aise dans le monde de la littérature que celui du design? Sur la couverture d’une de ses revues, il avait inscrit en exergue cette remarque: “Si les mots sont des éléments graphiques, alors il faut laisser les graphistes les écrire.”

Salon des refusés

Né à Chicago en 1970, Dave Eggers fait des études à l’Art Institute of Chicago pour devenir illustrateur. Bien que peu doué (c’est lui-même qui le dit), il se passionne pour l’édition et collectionne des livres anciens, en particulier des bibles et des manuels pour étudiants en médecine.

Ce seront ces objets de collection qui l’inspireront plus tard et qui lui serviront de modèles quand il créera sa propre maison d’édition, une entreprise plus contestataire que littéraire puisqu’il ne publiera au début que des textes rejetés par d’autres éditeurs. Véritable Salon des Refusés, McSweeney’s Quarterly Concern se distinguera vite par le design, chaque numéro de la revue étant pour Eggers l’occasion de créer une belle édition originale.

Bizarrement, la présentation suranné des textes publiés par McSweeney’s Quarterly met en valeur leur contenu séditieux (littérature expérimentale, humour grinçant, fiction postmoderne, appels à la dissidence, faux documents d’époque). Est-ce parce que les pages sont truffées d’indices insolites? Les illustrations, par exemple, ne semblent pas correspondre aux textes; ici et là, des commentaires facétieux sont placés dans des médaillons (“Vous pouvez nous vaincre mais pas nous convaincre”, “Ce qui semble occulte n’est peut-être que stupide”); et un peu partout, arbitrairement, des signes cabalistiques apparaissent dans des bordures ou des écussons.

Avertissements discrets, ces petites excentricités graphiques sont des clins d’oeil pour qui sait lire entre les lignes. En même temps, le lecteur ne peut s’empêcher d’avoir l’impression d’être la victime d’un gentil canular, un léger malaise lui gâche un peu le plaisir.

Ce malaise est au coeur même du “génie renversant” de Dave Eggers. “Génie” oui, car son écriture est “limpide et caustique,” sa voix “dense et habitée” (Le Monde 05-01-07). “Renversant” aussi, car il se plait à renvoyer la balle à son lecteur en lui rappelant souvent que c’est la responsabilité de chaque individu de chercher à connaître la vérité et non pas celle d’un journaliste ou d’un auteur. Les protagonistes de ses romans et nouvelles semblent toujours errer à la recherche de réponses, mais les questions qu’ils se posent sont sans grande importance. Ils sont prisonniers de leur intelligence parce que le monde dans lequel ils vivent — l’Amérique profonde des classes moyennes — ne leur donne pas le change.

“En fait, nous ne savons rien, écrit Eggers dans You Shall Know Our Velocity, son premier roman, publié en 2002. Nos lacunes sont arbitraires et agaçantes… et même quand nous croyons bien connaître un sujet, avons tout lu à ce propos, et sommes sûrs d’avoir bien compris, nous n’avons pas accès à la vérité, ni de près, ni de loin… La vérité doit être vue. Sinon ce n’est que fiction.”

Impressions fortes

Montrer la vérité, plutôt que la dire, est une entreprise ambitieuse, à la mesure du génie renversant de ce jeune auteur qui considère que d’être lu ne suffit pas — il faut aussi que la lecture de ses livres provoque chez ses lecteurs une prise de conscience physique. Pour lui, la contestation n’est pas dans les mots mais dans les impressions. Dès lors, il va s’appliquer à créer un environnement graphique qui encourage la réflexion plutôt que la rébellion. A cette fin, il met entre les mains de ses lecteurs des objets plutôt que des livres.

“Nous cherchons avant tout à être tactile, explique-t-il. Nous utilisons des techniques d’impression peu usuelles: impressions en relief, gravures expérimentales, reliures originales, fascicules en coffrets, découpages, couvre-livres réversibles, etc. Le prochain numéro de McSweeney’s, par exemple, sera présenté dans un étui contenant trois cahiers qui tiennent ensemble par des aimants.”

On peut se demander si toutes ces astuces de production ne vont pas à l’encontre du contre-spectacle dont Eggers se fait le champion. Non, insiste-t-il. L’aspect physique des publications de McSweeney’s pousse les lecteurs à passer plus de temps à lire ou du moins à regarder les livres.

Eventuellement, ils se posent des questions. Ils tournent et retournent cet objet insolite comme pour en décrypter le message secret. De plus, il n’y a pas de format, chaque nouveau numéro de la revue est présenté différemment. Au plaisir de toucher s’ajoute la curiosité de découvrir une nouvelle invention. 

La "volvelle", objet fétiche

Le seul élément qui peut servir d’image de marque à McSweeney’s est un étrange motif circulaire que l’on retrouve sous une forme ou une autre, soit en pleine page sur des couvertures, soit comme écusson décoratif. Une “volvelle” en anglais, cet étrange motif n’a pas de nom propre en français (bien que volvelle soit un mot français). C’est en fait une règle à calcul ronde dont l’origine ésotérique remonte au Moyen Age.

Disques portatifs basés sur les mêmes principes logarithmiques que les cadrans dont on se servait dans le passé pour calculer la position des étoiles, les volvelles demandent elles aussi à être déchiffrées, tout comme les énigmatiques maquettes qu’affectionne Dave Eggers.

Peu utilisées en France, les volvelles étaient en vogue aux Etats Unis le siècle dernier, avant l’invention de l’ordinateur, pour faire des calculs de toutes sortes, que ce soit comparer les dates de naissance respectives des présidents américains ou choisir le meilleur fusil de chasse pour tel ou tel gibier. C’était l’objet fétiche que l’on pouvait tirer de sa poche à tout moment et qui fournissait des réponses précises à qui savait s’en servir.

Adopté par Eggers, le motif de la volvelle fait son apparition pour la première fois sur la couverture du numéro deux de McSweeney’s Quarterly, en 1999.  Depuis, ce mystérieux cadran est décliné sous toutes des formes (numéros 3, 11, 12, 19, 23). Ces roulettes, rouages, médaillons, jeux de l’oie, badges, écussons, volants et macarons sont toujours dotés de rayons disposés autour d’un point central qui est l’essieu de cette roue de la connaissance qui tourne sans arrêt et dont la vérité semble toujours nous échapper.

Témoin de cette vertigineuse ronde des vérités et contre-vérités qui caractérise l’Amérique aujourd’hui, McSweeney’s Quarterly publie des essais, des nouvelles, des récits (et des bandes dessinées) qui reflètent la situation sans la juger. Plutôt qu’un assaut frontal, Eggers préfère proposer à ses lecteurs l’expérience de la circularité.

Décrypter le titre d’un livre peut demander qu’on le tourne dans tous les sens; lire une table des matières peut donner le tourniquet; et apprécier une illustration exige parfois qu’on fasse demi-tour pour revenir sur ses pas pour relire un passage une deuxième fois. “Le lecteur doit faire le travail de connexion, dit Eggers. Je respecte trop son intelligence pour lui imposer mon interprétation.”

Ce travail de connexion, Eggers en donne l’exemple en créant entre ses différents projets des circuits non balisés. En plus de la revue McSweeney’s Quarterly, il a fondé un mensuel, The Believer (dont le logo est une volvelle), qui publie des critiques de livres, de films, et des interviews; il produit quatre fois par an un DVD, Wholphin (dont le format de la couverture est un cadran), qui permet de découvrir des documentaires, dessins animés et court métrages inédits; il a aussi développé une collection de livres pour enfants et jeunes adultes; et chaque année sa maison d’édition publie une douzaine de titres par des auteurs connus ou inconnus — y compris ses propres écrits.

Apparemment infatigable, Eggers a aussi trouvé le temps de parrainer à San Francisco, New York, Chicago, Los Angeles, Seattle et Ann Arbor des centres où des jeunes immigrants de 8 à 18 ans, réfugiés politiques pour la plupart, peuvent venir apprendre à lire et écrire.

Organisations de volontaires, ces petites écoles encouragent leurs élèves à raconter leur propre histoire. Le dernier livre d’Eggers, What Is the What (Le Grand quoi), qui vient de paraître aux USA, est le résultat d’une collaboration entre Eggers et un réfugié soudanais qui, faute de ne pouvoir rédiger le récit de sa vie, avait confié cette tâche à son mentor.

Le numéro 23 de McSweeney’s, qui paraîtra au printemps, comportera dans sa reliure une immense volvelle qui, une fois dépliée, sera de la taille d’une grande affiche. Mettant en page une quarantaine de petites nouvelles écrites par Eggers, ce document géant décrira un univers à la fois effrayant et émouvant où tout arrive à tout le monde simultanément, où chaque vie est une histoire qui vaut la peine d’être bien racontée, où rien ne se passe qui ne soit pas important ou édifiant.

Peu seront les lecteurs qui s’aventureront sur cette grande toile d’araignée pour en déchiffrer le contenu. Mais là n’est pas l’objet de l’expérience. Pour Eggers, ce sera l’occasion de montrer une vérité plutôt que de la dire. Ce sera l’équivalent graphique d’une “oeuvre déchirante d’un génie renversant.”


1/12 - Le motif circulaire dit volvelle est une figure emblématique pour Dave Eggers

1/12 - Le motif circulaire dit "volvelle" est une figure emblématique pour Dave Eggers

2/12 - Cette couverure du magazine DVD Wholpin est illustrée par Bent Hoff, 2006

2/12 - Cette couverure du magazine DVD "Wholpin" est illustrée par Bent Hoff, 2006

3/12 - Les couvertures du magazine The Believer sont illustrées par Charles Burns

3/12 - Les couvertures du magazine "The Believer" sont illustrées par Charles Burns

4/12 - Les illustrations de McSweeney's 23 sont de Andrea Deszö

4/12 - Les illustrations de McSweeney's 23 sont de Andrea Deszö

5/12 - La couverture se déplie pour révéler une immense volvelle

5/12 - La couverture se déplie pour révéler une immense "volvelle"

6/12 - Trente huit récits différents suggèrent un monde plein d'histoires et de drames

6/12 - Trente huit récits différents suggèrent un monde plein d'histoires et de drames

7/12 - Disques et médaillons caractérisent les couvertures du magazine

7/12 - Disques et médaillons caractérisent les couvertures du magazine

8/12 - Le magazine est une revue littéraire mensuelle

8/12 - Le magazine est une revue littéraire mensuelle

9/12 - Charles Burns, l'illustrateur principal du magazine, est un artiste de bandes dessinées

9/12 - Charles Burns, l'illustrateur principal du magazine, est un artiste de bandes dessinées

10/12 - Dès les premiers numéros, les couvertures de McSweeneys étaient des objets insolites

10/12 - Dès les premiers numéros, les couvertures de McSweeneys étaient des objets insolites

11/12 - Eggers propose à ses lecteurs l'expérience de la circularité

11/12 - Eggers propose à ses lecteurs l'expérience de la circularité

12/12 - La BD tient une place importante dans l'univers de McSweeney's

12/12 - La BD tient une place importante dans l'univers de McSweeney's